jeudi 10 janvier 2013

La mule noire, numéro 6

Chère I.

Lettre 2




Je sais.  Je sais.  Je devrais te parler de cette mule noire.  Elles n'étaient pas six, ces mules,  et  il n'y en avait en fait aucune qui nous attendait allongée,  dans notre grand lit blanc, cigarette au bec, dans ce grand appartement très 18ème siècle.  Bien  que Picasso soit enterré à Vauvenargues,  un village tout près, je n'ai pas vu l'ombre d'une mule noire se dodeliner en cubisme déconstruit le long de ma nouvelle adresse ni la silhouette d'aucune femme de chambres en mules noires à hauts talons pour nous accueillir avec un rosé.  Et personne à part moi n'a rigolé (à la tonne te diront D. et V. ) de la lubie phonétique des bruxellois qui prononcent noir en disant nwouèrrrr!  Ce qui fait approximativement:

-Quel est votre nouvelle adresse?

- Le 6, rue de la mule nwouèrrrrr

Je devrais bien sûr te parler du décor.  On dit planter le décor, comme on plante ses racines, ses pattes au sol, ses tiges en terre.  Parce que sans décor, on ne peut pas planter l'action.  Que pourraient bien faire nos personnages s'ils étaient dans le vide.

Devenir ses beaux corps tourmentés et flottants de Betty Goodwin?

Devenir les mariés de Chagall?

De quelle façon le décor qui nous tombe dessus modifie-t-il DRAMATIQUEMENT notre expérience du voyage? De la vie en générale?

La chambre des maîtres à la lumière tombante me va très bien, paraît-il.

Cette longue enfilade d'appartements au hauts plafonds, reliés les uns aux autres par de tout aussi hautes portes vertes, ces grandes fenêtres bordant les planchers de vieilles tomettes de terre ocre, rouge sang, sexagonale (ça promet), les murs en vieux rose et jaune paille, les fauteuils louis XVI,  les lustres Murano tout de bleu, les espaces-murs enjolivés par des dizaines de tableaux grand format, des réussis, des moins réussis, les nappes imprimées de CIGALES (ah!!!),  la monumentale cage d'escalier sertie d'une rampe de fer forgé délicat et de chêne, le colimaçon, tout ça, tout ça tellement château, noble, ravissant.

R-A-V-I-S-S-A-N-T !!!!!




Je sais.  Je sais.  Je devrais te parler de la montagne de la Sainte-Victoire, toute brillante dans le paysage Aixois, du poème d'amour que Cézanne lui a envoyé, de l'éclatement tellement violent du soleil provençal, même en ce tout début de janvier.
De la chaleur.  Coulante sur la peau, sur les joues et les yeux et les oreilles et les cheveux et les mains et le long des lymphes et des os et du sang et de la chaire et des cellules et des synapses et des mitochondries et au plus profond de tous les réseaux visibles et invisibles de notre corps fragile et puissant et fier et fou et pourri et pétri et fourmis et... cigale...



Avant notre départ, A. ma si charmante voisine me disait de me laisser porter par ce qui viendrait à moi et que tous les projets préconçus pouvaient s'envoler

- floupppppppppppppppp-

en un seul instant.  Une seule seconde. Qu'une force mystérieuse, une fréquence inaudible pétrirait mon coeur si mon âme savait si prêter.
L'écrivaine islandaise Audur Ava Olafsdottir pénètre ses personnages de ce silence attentif.  Alessandro Piperno et ses Inséparables se nourrit de la même matière, mais avec ses manies italiennes, en description sur-précise de la trame intérieure de ses anti-héros.

Ma première leçon de voyageuse de ce temps que j'appelle poétique est qu'il n'y a pas beaucoup d'autres voyages plus intéressants, plus puissants que ce voyage tout bêtement intérieur.  Celui qui nourrit le regard des détails, des petites choses, des simples émotions se retrouvant devant moi, devant nous, à tout instant.  Pas de plus grand voyage que celui d'écouter avec attention nos petites digressions intérieures.

Peut-être même peu importe le décor?

Alors je ne te parlerai de rien, ou de presque rien, parce que du reste, de ce qui était prévu au programme, de ce qui était prévu au départ, je ne ferai sans doute rien.  Rien du tout.  Absolument rien...

La Cigale











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