samedi 16 février 2013

Les genoux de Claire

Chère I.

«Il vaut mieux être cocu que veuf: il y a moins de formalités.»
  Alphonse Allais, 1855-1905

«J'aime Gala plus que ma mère, plus que mon père, plus que Picasso et même plus que l'argent»
 Dali

«Le genou de Claire»
 Un film de Eric Rohmer, 1970



UN

Paul revient tout juste de la clinique du samedi après-midi.  19 heures 47 au poignet droit.  Une peau toute rouge et exfoliée, couverte d'eczéma au poignet gauche. Paul est vanné.

Vanné.

Mme F. est arrivée trop tard.  Et plus moyen de la mettre à la porte.  Plus moyen d'y aller avec des questions fermées.  Tout est ouvert.  Les questions comme les réponses et Paul a perdu le contrôle de Mme F.  Totalement perdu.  Encore une fois...

Mais c'est qu'elle est tenace Mme F.  en plus d'être vieille, nulle, fripée, avec de vagues odeurs de pipi au pourtour de son imperméable jaune pinson.  Une fameuse et fumeuse patiente difficile. Et vulnérable avec ça.  Le parfait kit de la patiente que l'on ne désire pas.  Ni aujourd'hui, ni demain.  La patiente qui, fine mouche, plus se sent rejetée plus s'insinue pugnace, crasse, mollasse.  La fameuse patiente cible. 

Mme F. est la patiente idéale à refiler à son pire ennemi.  Surtout un samedi  après-midi à 17 heures 11 minutes.  Paul dépose son regard sur les renoncules blanches et jaunes déposées avec grâce par sa gentille secrétaire en vase blanc sur le coin de son bureau.  Et retient son souffle...


- (à lire d'un seul souffle)... «et docteur avez-vous lu la lettre de 30 pages que j' ai laissée à votre secrétaire pour vous spécialement avant notre rendez-vous pour que vous puissiez vraiment comprendre ce que c'est d'uriner à toutes les cinq minutes c'est pas possible vous m'avez prescrite une crème vaginale en suppositoires moi je comprends rien je les ai mis ailleurs et j'urine toujours aussi souvent c'est terrrrrribbbbbbbblllllllleeeeeee parce que je m'empêche de sortir maintenant et je ne vais plus au centre d'achat de peur d'avoir une fuite ou de ne pas trouver les toilettes à temps alors je reste toute seule tellement toute seule docteur vous pouvez pas comprendre ce que sait d'être toute seule de même mon mari est mort alcoolique grave et je l'ai soutenu jusqu'à la fin mais il m'a pas laissé une cenne même pas une cenne et tout le bazar des formalités de la succession et j'y comprends rien et toute seule et avec mes enfants qui sont ingrats ma voisine me persécute les chinois nous envahissent de façon économique je veux dire et je suis infestée de champignons dans la voie d'aération pensez-vous docteur que je peux m'empoisonner avec les champignons et que ça me provoque une allergie et que vous devriez me signer un papier pour mon bail parce que je devrais déménager et mon allergie c'est ça qui fait que je perds mon urine»....

Paul s'ébroue la tignasse dénudée, remue sa tête de gauche à droite très rapidement, la berlue tout à coup.  L'espace d'un instant il n'a plus vu Mme F. assise devant lui dans le fauteuil Louis XVI, croulante sous tous ses maux-mots.  Paul n'est plus très sûr de ce qu'il voit, voudrait voir, verra peut-être...



Il était plus que temps pour Paul de rentrer.  Il déverrouille la grande porte du 6 rue de la Mule Noire, ouvre avec lassitude la boîte aux lettres sur laquelle trônent de vieilles enveloppes où même le facteur y va de son commentaire.



Paul monte l'escalier en colimaçon et ouvre la grille de fer forgé que les D. n'ont de cesse de barrer et barrer et barrer encore. Il ouvre finalement la porte close de son appartement.

Aucun chien pour l'accueillir.  Pas de petites pattes frisées et de museau bien chaud sur ses jambes.  Pas d'ado ne le saluant pas,  devant son ordinateur, chantant à tue-tête, écouteurs aux oreilles.  Aucune femme qui aurait fait à souper.  Pas d'odeur de soupe de moules et de crépines farcies à la sauge fraîche.  Pas de petit rosé en apéro servi par Helena.  Pas de jazz ni de baisers sucrés.  Rien.  Il fait 15 degrés-glacés.  L'appartement est froid et noir et vide.

Et Paul est vanné.

Il ouvre le mini-frigo de la mini-cuisine pour n'y trouver qu'un vague restant d'un mouliné de soupe à la crème de tomate.  Pas de baguette fraîche.  Pas la force de redescendre en chercher.  Un vague quignon tout séché.  Ça fera sans doute l'affaire.  Pour ce soir.

Paul s'assoit mollement devant son téléviseur.  Il se débat comme il peut avec les manettes.  Une grosse noire, un petite noire, un blanche.  Un. deux. trois.  Il ne comprend pas trop bien toutes les chaînes de toutes les télévisions de toute la France.

DEUX

Il est 20 heures.

Et Claire Chazal apparaît tout à coup, au travers des numéros et des manettes et des potages moulinés passés-date.

Et Claire Chazal apparaît tout à coup sur l'écran illuminé de son minable téléviseur dans sa minable soirée de samedi.

Claire Chazal lui parle.  Paul en est certain.  Claire ne lui parle qu'à lui et à lui seul.  Elle le regarde en coin, légèrement de profil.  Son plus beau profil. Son semi-profil gauche. 

Claire Chazal est belle, lumineuse, le regard vif, intelligent, la voix très exactement posée d'une femme en contrôle, d'une femme libre, le mot clair, la tonalité neutre et tendre à la fois, ce parfait mélange d'objectivité et d'émotion.  En contrôle.  Claire Chazal est la petite reine toute de blanc vêtue qui telle une mariée fait son entrée dans le coeur et dans la tête et dans la peau de Paul.  Comme dans celui des 66 millions de français qui sentent que Claire leur parle.  A eux seuls.  Claire crée cette intimité presque sensuelle dans les 30 centimètres carrés du téléviseur.

Claire est la petite reine de Paris, la ville reine de France, la petite mariée de toute la France.

Claire boirait son champagne Au Train Bleu  à la Gare de Lyon







Claire dormirait dans les longues moustaches de Dali et serait les genoux de sa femme nue, sa Gala, sans galère ni trompette.





Claire farderait son élégante bouche de Dior Magenta et ne porterait aucunes lunettes.  Claire ne porterait que ses yeux clairs.


 Claire dormirait dans son lit-fontaine...






TROIS

On sonne à la porte.  Il est 20 heures 12 minutes.  Paul n'attend personne, personne ne l'attend, il n'a même pas eu le temps d'enlever sa cravate de soie et son veston marine. On sonne à la porte encore une fois.


20 heures 13 minutes.

Paul déverrouille le loquet de métal jaune, entrouvre la porte, espérant secrètement, si secrètement et tendrement voir la mèche blonde en travers d'Helena.  Malgré les genoux de Claire.

Le facteur est venu en personne remercier Paul d'avoir finalement inscrit son nom sur la boîte aux lettres.  Il n'a aucun message ni aucune lettre pour lui.  Pas de bonne nouvelle ni de mauvaise. Aucune formalité de divorce à remplir.

-Bonne soirée et merci beaucoup lui dit Paul qui referme tout doucement les loquets pour ne pas déranger les D.

-Bonne soirée Monsieur et merci encore pour votre diligence, clin d'oeil en coin, grande mèche blonde au front, yeux intelligents et bouche magenta.

Paul éteint son téléviseur.  Le 20 heures est dépassé.

Paul est peut-être cocu mais il n'est pas veuf.

Le facteur est une factrice.

Et Paul va se coucher.

Léger.




La Cigale (masquée)



ps:Est-ce que tu crois que Claire Chazal porterait les lunettes de la Cigale Masquée pour présenter le 20 heures sur TF1?







lundi 11 février 2013

Habemus Papam

Chère I.

Lettre 13

«Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l'amour... (surtout).»

Jorge Luis Borges
(La Cigale)

«Habemus papam»

Un film de Nanni Moretti avec Michel Piccoli, 2011


Helena n'était vraiment plus certaine d'avoir été une femme intelligente.

Elle avait plutôt été cette femme qui avait abusé tout autant de son pouvoir que de son désespoir.  Le puissant pouvoir de son désespoir.  Le désespoir du grand vide.  Ce vide existentiel chéri que l'on comble à grands coups de travail, de projets, de famille, d'enfants, de mariage.
Jusqu'au jour où le travail devient lassant, les projets monotones, la famille un paquet de névrose en concentré,  les enfants des pantins de leur génération, plutôt partis et distants, les mariages... des niques à feux de forêt.
Le pouvoir de la femme qui désire autre chose.  Le pouvoir de sa beauté tentaculaire.  De sa flamme intérieure ravageant tout.
Le désespoir du temps qui finit, si bientôt, de la vie en arpèges mineurs en cavalcade de triolets et de doubles croches trop rapides.  De la vie qui achève à tout moments.  Dans sa paume un peu vide.  Sous les trop-de-rides en coin.

Elle avait plutôt été cette femme qui avait cédé à la passion.  La passion que Courbet avait bien vue dans l'origine de son monde pas de tête.  Son sexe foisonnant sans l'ombre d'une logique.  Son sexe sulfureux se cherchant un visage qu'on croyait avoir enfin trouvé après 147 ans.  Mais pourquoi Paul avait-il accroché ce tableau insensé sur le mur froid et gris-bleu derrière sa chaise derrière le grand bureau?

Peut-être cela le réjouissait-il de voir l'expression tellement surprise de toutes les femmes s'asseyant devant lui.  Admirer leurs globes occulaires se levant doucement vers le haut, les cils écartelés, et tout à coup, la prunelle empreinte d'une surprise qui ne pouvait jamais être feinte.
Peut-être était-ce là, exactement là, que la femme devant lui était la plus authentique et qu'à travers le prisme de sa cornée déformée de sentiments, il arrivait à envisager de quelle bois cette femme pouvait être faite.  Encore plus que devant le mystère de son sexe in-vivo livré en pâture à ses mains gantées et scientifiques.
Peut-être pouvait-il arriver à passer ses journées en voguant sur cette surprise qui chaque fois l'étonnait.  Comment un simple sexe de femme pouvait créer autant de passion?  Même chez les femmes elles-mêmes?

Peut-être Paul était-il devenu gynécologue grâce aux courbettes de Courbet, Gustave?

Peut-être Gustave Courbet avait-il toujours voulu être gynécologue?

La passion.

Quelle mauvaise langue l'avait piqué?  Quel mauvais mot, quel mauvaise cinéma, quelle mauvaise idée en définitive?

Mais à la passion, combien difficile il est de ne pas céder, avait bien compris Paul.

Même les Papes, sous couvert de mitres, n'y arrivaient pas.

Grâce.  Cela avait pourtant été un véritable moment de grâce, dans ce petit matin plein du soleil de fèvrier traversant la grande fenêtre du salon, la journée devant soi, sans rien, rien, que la drôle de petite voix d'Asaf Vidan remplissant le grand appartement vide, que le moment-là, l'oreille collée sur la guitare rose, les cordes métalliques vibrant de la petite musique du désir, de la passion.


La passion.  Encore celle-là.... Définitivement, elle n'allait pas laisser Paul tranquille ce matin où enfin il ne travaillait pas.

Le téléphone sonne bruyamment et sans grâce dans le beau matin.  Paul prend le combiné douteux entre ses pattes.  Depuis un mois, c'est bien la première fois qu'il l'entend. Et merde....   Paul n'a envie que de silence.  Pour une fois.  Trop de mot ont été prononcés dans la dernière semaine pour qu'il puisse avoir envie d'autre chose que de rien.
C'est R., son collègue à la Fac.  Il gesticule de façon désordonnée dans le téléphone.  Sa voix passe du murmure aux aigus pointus aux grognements d'animal.  Pour R. ça n'a pas l'air d'aller de soi ce matin.
C'est sa femme.  Pas la femme de Paul.  Sa femme à lui.  À R.

R. était parti en conférence à Gordes, fantasmant l'improbable vue du gros rocher plein de petites maisons et l'abbaye de Senanque pas trop loin.


Sa femme M., une belle plante à la cinquantaine toute fière et au sexe de jeune fille, l'avait rejoint sur son portable,  paniquée.  Sa femme fontaine à lui devait être en promenade avec des copines à Fontaine de Vaucluse, le petit village de Pétrarque. Il y a passé sa vie en mélancolie bourgeoise à écrire sa désespérance amoureuse à Laure, son amour secret.  Sacré Pétrarque, il aurait sérieusement déchanté de cette Laure si il avait eu le courage de passer ses jours et ses nuits avec elle pour des siècles et des siècles, amennnnnnnnnn!!!!!!!
Mais pas de grand oeuvre alors, que de l'eau très verte et des fontaines à plus soif....



Nichée sur une chaise trop droite dans un petit mas trop charmant du pays des Sorgues, voisin de Cavaillon et de ses melons et totalement inconnu de R., M. venait d'apprendre que son amant avec qui elle avait un rendez-vous, secret il va sans dire, venait de succomber subitement à 52 ans, dans le grand salon clair et so nude, à une crise cardiaque.



M. était tétanisée.  Le problème c'est que R. apprenait à l'instant, au même moment que l'annonce de la mort de l'amant, que sa femme le trompait éhontément depuis 15 ans.
Depuis 15 ans M. partait en goguettes érotiques dans tous les villages du Lubéron et de la Provence pendant que son savant de mari donnait ses conférences, sagement, alliance dorée bien en vue à  l'annulaire de la main gauche.  Donnait ses conférences en étant certain de rentrer pénard dans les lieux du domicile fixe, apaisant, chaud.  M. sa femme de 30 ans, la mère de ses quatre enfants, en forme, en joie, le rose aux joues.  Bilatéralement.

Ce samedi matin, Paul venait de perdre son moment de grâce.  M. perdait son amant-chéri et pas mal sa tête.  Quant à R., il perdait la foi.  Tout d'un coup, comme ça,

 -pfffffffffffffffffffffffffffff-

Comme par magie.

-Dieu, épargnez-moi de la passion se dit Paul secrètement sans en souffler mot à personne...

La Cigale


ps:  Et toi, as-tu déjà cédé à la passion?  Le regrettes-tu?

pps: Je ne pense pas être particulièrement douée pour grand chose, et surtout pas par le souffle de la prémonition, mais tout de même, je publie HABEMUS PAPAM, le jour où le Pape lui-même démissionne, chose qui ne c'est pas vue depuis le 13ème siècle au dire de D.  Eh ben.....

ppps: Le Libération fait encore plus deuxième degré que moi en titrant son édition de mardi 12 fèvrier, «PAPUS INTERRUPTUS-Benoît XVI, Pape amovible» Aouch!!!!!!!

jeudi 7 février 2013

Un poisson nommé Jardin

Chère I.

Lettre 12


«L'avantage d'être intelligent, c'est qu'on peut toujours faire l'imbécile, alors que l'inverse est totalement impossible.»
 

Woody Allen  



Non.  Ce n'était pas juste.  Il ne pouvait y avoir, dans ce monde, des hommes comme Dujardin.  Comme Jean Dujardin.  Cela ne laissait aucune chance aux autres.  Aucune chance à Paul.  Le seul espoir c'est que peut-être cela ne laisserait aucune chance à G. Qu'enfin G. pourrait être déclassé au tableau de chasse des mâles plus dominants que dominés.   Dans la cour des coqs en bataille.  Dans l'arène de la testostérone pure et dure. Paul pouvait être assuré que Mister Dujardin ne souffrait d'aucune andropause.  Que sa prostate était un bijoux d'efficacité, un bijoux de famille à la mécanique sur-huilée.  Que ses poils étaient bien drus et bien pensants.  Que Dujardin n'avait de jardin que le nom.  Tout le reste en sex-appeal destructeur, le regard exactement dans le bon biais, le sourire plein de dents, la barbe courte et piquante sur les joues.  Jean Dujardin est un bulldozer. 


Paul quant à lui n'est qu'un couillon.

Un couillon nommé mollasson.

Pourquoi Paul n'avait-il jamais songé à faire de son chien complètement névrosé un animal thérapeutique?  

Peut-être était-ce la relation qui clochait entre son chien et lui.  Peut-être était-il celui qui cherchait les puces à son chien.  Peut-être était-ce ses paroles à lui, ses gestes qui provoquaient les crises d'hystérie du chien. Peut-être qu'en dehors de cette fusion pathologique, le chien donnerait enfin le meilleur de lui-même.  S'il en était capable...

Peut-être un autre lui permettrait-il de servir à quelque chose de bien, de constructif, de pédagogique?

Et devant le look de requin de Dujardin, même les poissons rouges de Paul devenaient blêmes.  Qu'à cela ne tienne, il ne pouvait les laisser dans des eaux aussi glauques.  Il  les amena faire un tour où des poissons, des vrais, bien gluants, bien puants, il y en avait plein les étals étalés des pêcheurs de la Méditerranée.  Des poissons, qui à défaut d'être séduisants et fatals, avaient l'avantage immense d'être délicieux et intelligents sous leurs airs de rien du tout.



Des poissons qui avaient fréquenté les meilleures femmes-sirènes, les plus belles calanques de Marseille.  Avaient folâtré entre les anses de Maldormé et celle De Malmousque.  De l'anse Batterie de Lions au Rocher Des Pendus.  De la rade d'Endoume à la plage du Prophète. De la porte de l'Orient, au jardin du Pharo, au Fort St-Jean, à l'archipel du Frioul, à l'avenue de la Canebière.



  Des poissons bigarrés, salaces, à la chair fraîche en bouillabaisse de premier choix.




Des poissons bien centrés, bien «zen», capable de profiter du moment présent.  Des poissons sans envie de la vie des autres, sans jalousie de G.  Des poissons sans angoisse de performance, d'anxiété d'appréhension, sans scénario catastrophe, sans phobie des araignées et des ascenseurs, sans compulsions de nettoyage. Des poissons sans trouble anxio-dépressif situationnel.  Des poissons sans insomnie.

Des poissons lumineux et bien dans leurs baskets.  En paix avec leur histoire et leurs erreurs et leurs limites et leurs forces.  Des poissons qui ne lisent jamais la revue PSYCHOLOGIE.  Des poissons qui ne vont pas au cinéma ou au théâtre ou en terrasse.  Des poissons qui n'ont besoin de rien.  De presque rien.

Des poissons qui avaient admiré avec attention et reconnaissance la beauté du Fort Saint-Jean et du Vieux Port de Marseille.







Des poissons bienveillants et doux avec eux-mêmes et avec autrui, se félicitant plutôt que se dénigrant.  Avec justesse, humilité, distance et humour.  Sans se prendre au sérieux.  Poissons parmi tant d'autres poissons.

Des poissons tout simplement heureux qui ne faisaient l'imbécile qu'à temps perdu

La Cigale

ps: Est-ce que tu crois que Paul aura une chance de s'en sortir?






 

 


lundi 4 février 2013

Désastre

Chère I.

Lettre 11

«Il ne faut compter que sur soi-même, et encore pas beaucoup»

Tristan Bernard 1866-1947





Paul se réveille au plus mal.  La nuit fut un véritable parcours de combattant.  Sa tête est un objet volant non-identifié.  Une non-tête de lendemain de j'ai trop-bu-peut-être-parce-que-j'essaie-d'oublier-Helena pendant-que-j'invite-à-souper-mon-collègue-et-A.
Une tête de sale connard qui n'arrive pas à transcender Helena.  Une tête de mec qui soutient une table sur ses épaules, qui a le sort du monde sur les trapèzes, sur le dos.  Une tête de cariatide grecque pour l'éternité de pierre, malgré le soleil de la Provence, malgré la beauté du Pavillon Vendôme, malgré la beauté de A.


Lorsque Paul et Helena recevaient à dîner, leur moment préféré était quand ils fermaient la porte sur le dernier des invités, bien repu, bienheureux.  La douceur des couettes blanches et le corps enfin nu d'Helena qui n'aurait su tolérer de nuisette était comme une récompense des Dieux pour les paumes de Paul.  Helena était toute chaude.  Son corps tout en attente.  Les amoureux un peu ivres.  Dans le bonheur du partage et de l'amitié.  La nuit commençait alors dans le désir et le silence et le recueillement de l'amour...

Ah! et puis merde Helena se dit Paul.

Ah! et puis merde le corps d'Helena se redit Paul.

Ah! et puis merde merde merde Cézanne se dit encore Paul.

Il avait voulu faire un pied de nez à son chagrin et à la peinture de Cézanne en invitant seul à dîner samedi soir son collègue sans sa femme, accompagné de A. avec son nouvel amoureux.

Alors Paul est allé au marché du samedi matin.

Pain de sarrazin et petit pain de noix,
fromage de chèvre au lait cru enrubanné de feuillles de platane sèches,
tapenade d'olives vertes et anchoïade du terroir,
grissini au romarin,
rosé du pays et rouge Rêverie du Ventoux,
tian provençal aux courgettes, tomates, aubergines,
rôti de boeuf première qualité,
purée de pommes de terre-beurre,
salade composée au vinaigre de moutarde,
galette des Rois façon frangipane et des fleurs tout partout.





Et en passant au marché des livres anciens, un livre pour l'ambiance quoi.  Une édition rare.  Un livre pour de vrai.  Un Henry Miller bien décadent.  Bien dégoulinant. Et du Sexus plein les yeux.




 DÉSASTRE.



Le souper fut un désastre.  Dans la meilleure des éditions.  Celle des grands désastres surnaturels créés made in Paul, Provence.  Une édition à oublier. À jeter loin dans les cachots glacés des oubliettes.


Pourtant cela avait bien commencé.  A. était ravissante.  Et pour Paul, c'était une forme d'apaisement que de ressentir ce charme.  A. est une race de femme qui n'existe pas chez lui.  Ces femmes si européennes.  Ces bourgeoises de bonne famille qui ont suivi un parcours sans rébellion.  Ces femmes qui sont toute droites, grandissant dans la beauté so romantique des valeurs catholiques, solidarité, accueil, espoir, douceur, partage.  Ces femmes toujours bien mises, foulard de cachemire moiré, robe de laine.  Pas de bijoux. Ces femmes en petites oies blanches de leur jeunesse qui ont toutes été trahies par leur mari, mais qui ont su demeurer solides et fières, présentes pour les enfants, la famille.  Ces femmes sensuelles qui ont oublié leur corps au détour des trahisons.

Paul était soulagé de fantasmer A.  Une autre qu'Helena...





A. aurait l'élégance d'une nymphe de terre jaune, et ses seins seraient d'ocre argenté.  Elle serait une douce cariatide bienveillante et silencieuse, sans prêchi-prêcha,  allégeant le mal de tête de Paul.

Mais Paul s'est plutôt mis les pieds dans les plats, qui furent quant à eux tout à fait réussis. 

L'amoureux de A. est un crétin fini.  Un antiquaire narcissique déballant son baratin gratiné.  Étendant sa culture de minable sur le couvert de la table.  Un anti-dieu grec aux biceps de midinette.  Un parvenu sans culot, édifiant son succès en plan de table.  Un enfoiré qui ne connaît pas Folon, ce Belge illustrateur d'aquarelles aériennes et mélancoliques.


Alors Paul s'est pris la tête entre les deux mains, à serrer fort pour éviter sa pensée.  Son poing droit est allé plus vite que son poing gauche.  Le coup est parti sans impulsion, juste comme un message délivré poste-restante.  L'amoureux est tombé comme une pierre.  A. a hurlé.  La soirée s'est terminée d'un seul coup,

-Pffffffffffffffffffff-

Comme par magie.

Paul s'est retrouvé seul.  Encore.  La vaisselle n'a pas été faite.  Et la nuit n'a pas été bonne...

La Cigale

ps: Penses-tu que Paul s'est inconsciemment vengé de G., l'amant d'Helena, en frappant l'amoureux de A.?





























samedi 2 février 2013

Bleu-pomme-vert-mer

Chère I.

Lettre 10

«J'adore parler de rien c'est le seul domaine où j'ai de vagues connaissances.»

Oscar Wilde  1836-1901





On dit souvent qu'une image vaut mille mots. Alors Paul se demande bien pourquoi il y a tant de mots.  Et aussi trop d'images.  Il est 17 heures 14 minutes à sa montre, celle donnée autrefois par Helena à l'occasion de son 49ème anniversaire.  Paul passe la main droite sur sa tempe pulsatile, névralgique, céphalique, bruissante.

Boum BOUM BOUMBOUMMMMM!!!!

Un mal de tête ou de tempe. Un mal des deux.  Du tonnerre.  Énorme.  Gigantesque.  Un mal de tout.   La douleur qui s'insinue lentement et assurément. La sueur sous les aisselles camouflées dans son sarrau blanc.  Son sarrau mis à mal.  Quelques taches d'encre par-là, quelques frissons par-ci.  Tout sauf empesé, propre, droit, plus blanc que blanc, comme celui de son père.  Docteur son père.  Tiens. 

Devenir Docteur, ça vient comme des vagues dans la famille de Paul, une génération oui, une génération peut-être, une non-génération.  Des vagues vagues comme il a dans la tête, sur les tempes, dans ses neurotransmetteurs délicats et ombiliqués.  Les pauvres neurotransmetteurs de Paul qui semblent en vague désespoir et en tsunami de fatigue.

Les nuits sont blanches.
Les cernes sont bleues.
Les pommettes sont pommes.
Les tempes sont vertes.
Les rêves sont mer.



Paul jette un regard furtif sur sa la liste de patients encore à voir de sa clinique de ce lundi après-midi 17 heures 16 minutes.  La semaine sera.  Et c'est déjà trop pour Paul. Trop.  Comme les encore quatre dernières patientes à venir.  Des femmes. 
 
Gynécologue.  Paul est gynécologue, tiens.  Pas comme son père cette fois. 

Pourtant, Paul adore les femmes.  La sienne surtout.  Ce qu'elles ont de savoir exister.  Dans la frange mystérieuse des choses bruissantes du monde silencieux.  Sans parole, sans image, sans vague.   Du plus profond des mystères de la vie de la mort de l'océan entier.



Il y a les Françoise Dolto.  Les Françoise Giroud, Françoise Hardy, Françoise Sagan.  Il y a les Marguerite et les Simone.



Il y a les Claire, les Clara, les Carla, les Julie et les Nadine et les Katerine et les Maries, mère de Dieu, mères en général, mère de chair, mère d'os et de rouilles et de brouillards et surtout d'espoir.  Il y a toutes ces mères de mer.  La sienne.  Sa mère.
Puis Helena.
Helena...

Mais cet après-midi, les femmes le tuent.  À grands coups d'au-secours, ma vaginite est tellement chronique docteur que mon mari est partie chercher des cigarettes avec la voisine et ma vestibulite se lichénifie, ce qui n'est certainement pas de bonne augure, et ma ménopause me liquéfie malgré mon apnée à grappes rouges et mon trèfle noir et mes phyto machins en granules biologiques et mon ado veut faire l'amour avec le petit voisin de pallier qui ressemble à un pois séché et elle sera traumatisée par ses premières expériences et elle ne pourra jamais avoir d'enfants et donc je ne serai jamais grand-mère et donc je vais me suicider....

Paul commence même à avoir un vague mal de coeur, une nausée impossible à définir, un certain recul stratégique.  Il est 17 heures 32 minutes.  Paul rêve, entre deux sexes de femmes, à la beauté des fins de journées sur l'écran de la mer.

   

La Cigale

ps:  Tu sais qu'en Flamand quand on veut acheter de la peinture turquoise pour sa salle de bain, on demande du -appelblauwzeegroen- ce qui veut littéralement dire -bleu-pomme-vert-mer-

pps: Est-ce que tu aimes ce chapeau turquoise?