mardi 26 mars 2013

De la pratique de la désinvolture ou comment demeurer une demoiselle dans le mariage

Chère I.

Lettre 21

«Si la solitude vous fait peur, ne vous mariez pas.»
Tchekov

«Et l'humeur de ces petites chansons, petites dans le sens de modestes, est fidèle à l'esprit de Carla Bruni, chanteuse.  L'axe Brassens-Barbara-Moreau revisité par sa griffe, élégante et fignolée.  Avec cette insousciance qui semble désinvolte mais ne l'est pas toujours.  Mais ne l'est peut-être jamais.»
Le Nouvel Observateur, mars 2013



J'arrive à toi

  
 

Et voilà!  C'en était fait des somnifères!  Au diable la culpabilité, le sentiment d'être un faible, le sommeil artificiel qui le plongeait dans un no man's land affolant.  Libre. Après plus de dix-huit nuits sans eux, Paul, ce matin-là, se proclame Libre!
«Yesssss!!!»
Ce samedi matin, il se tient plus droit que voûté,  les épaules plus relevées que basses.   Paul porte dans son corps partiellement désintoxiqué la subtile légèreté de quelqu'un qui a réussi quelque chose.  Et qui est dans la promesse, enfin, d'une fête ce soir.
«Je suis cool, je suis coool, je suis cooooool...» chantonne t-il, dodelinant maladroitement ses hanches de gauche à droite, accompagné de la musique de la coquille de son oeuf dur roulé sous sa paume, se craquettant sur la planche de bois.
«crrraaaaccacaccccc,cccrcrrc,ccrrararrrrcccc,ccrrrrrr....»
Paul trouve belle la musique de son oeuf, à laquelle, dans le brouillard de ces autres matins, il n'avait guère su prêter attention. Sur France-Info «tulututututu-tutulu!!!» le scandale de la mise en examen de Sarkozy
et une des nouvelles chansons de Carla Bruni, Little French Songs.  Sacrée Carla.  Sa beauté du diable et sa lancinante désinvolture petite-bourgeoise, acidulée, pimpante, une vraie insousciance de demoiselle.
Mais peut-être mademoiselle Sarkozy n'ira-t-elle pas au bal ce soir?
Au bal ce soir, c'est Paul qui y sera. Avec ou sans Carla.
Mais sans doute avec Sam...


Sa nouvelle relation avec Sam et le projet du bal de ce soir avaient commencé par des huîtres.  Plateau d'huîtres fraiches préparées aux Coquilles du roy rené, lit de glace, citron, vin blanc  partagé à la va-vite avec les voisins de palier, leur fils de quinze ans et le chien, of course. «Mais dites, justement, nous partons souvent le week-end en famille à la montagne, ça vous dirait de garder Sam?»  «Sam, Samy... mais dans quel bordel je suis encore tombé moi!  Familles je vous hais...» pensait alors Paul, un goût de solitude de fin de semaine assez obscène le long de ses papilles gustatives

Une famille post-moderne de type reconstituée.  La voisine en est à sa troisième union, quatre enfants de deux pères différents puis un nouveau mariage avec le voisin, son conjoint de fait depuis deux ans  à peine. Et une tendinite au poignet droit à force de vouloir éloigner l'influenza de sa précieuse famille à grands coups de jus d'oranges décompressées. «Nous nous marions samedi soir prochain, nous aimerions beaucoup vous avoir avec nous.  Et si nous pouvions peut-être, vous seriez tellement aimable, vous laisser le soin d'accompagner Sam.  Vous comprenez bien qu'avec ma malencontreuse tendinite je ne pourrais pas trop m'en occuper.» lui demanda t-elle ce je-ne-sais-quoi de trop décontracté dans le regard d'une nouvelle, jeune, euh... future ex-mariée.
«Jamais deux sans trois... » pense Paul en ce samedi de bruine, filant vers le village de la noce.  Accompagné par Sam seul, en laisse rouge et poils coiffés de près.


Se marier pour la troisième fois recèle bien quelque chose d'une légèreté presqu'insoutenable. La voisine porte une libellule en broche bleu-profond sur sa veste nacrée.  Des fleurs de l'amandier et et de l'abricotier, la mariée s'est fait un bouquet aux senteurs de sucre et de miel.  Un mariage très gai et bien odorant autour de la longue table de bois clair.


«Après de longues années, après des siècles d'obstacles et des lundis, des lundis tristes à pleurer...» chantonne la voisine, roucoulant au cou de son nouvel époux, les yeux tendrement pleins d'une eau qui semble relativement stérile.
Paul a du mal à croire la mariée et son sentiment d'être enfin arrivée à bon port.  Après trop d'obstacles.  Trop d'erreurs, d'emportements et de lubies amoureuses. Après trop de dérives pour que tout cela sonne la véritable fin du malheur et de la solitude. 
Les lumières s'éteignent.  Les convives dansent peut-être moins.  Une heure trente du matin. Sam ronfle en silence aux pieds de Paul fumant dans la nuit étoilée devant le miroitement des neiges du Ventoux.
«Paul... Paul... Pauuuul, où es-tu?» 
«Ici! Ici, je suis ici Corinne!»
La voisine, en troisième fois nouvelle mariée impertinente,  tire la cravate de soie mauve de Paul de sa main droite jusqu'à sa bouche gloutonne.  Elle s'abandonne à un baiser langoureux, terriblement irrévérencieux, sans l'ombre d'un regret, d'un ennui ou d'un lundi triste, avec Paul saisi et vaguement consentant. «Mmmmmmm....Tu sais Paul, c'est juste que j'ai envie d'un mariage pour tous quoi.... » dit-elle en l'embrassant de plus belle.

Pour Paul, demain ce sera lundi.
Le voisin semble devoir se préparer à de longs jours de solitude entre amis.
Quant à la voisine, de demoiselle, elle gardera visiblement l'absolu et parfois monstrueuse désinvolture sans l'ombre de la nostalgie!

La Cigale

Ps: Et toi, quel est ton acte de désinvolture suprême?



  

jeudi 21 mars 2013

Green Porno

21 mars 2013 (Le Printemps)

Chère I.

Lettre 20

«Ludique, drôle, instructif, Isabella Rossellini, la fille d'Ingrid Bergman et de Roberto Rossellini a réussi son pari : mêler écologie et pornographie pour parler de la nature sous toutes ses formes»
Green porno, une suite de courts-métrages, écrits et réalisés par I. Rossellini. Stromboli peut aller se rhabiller!


«Une fois j'ai fait l'amour pendant une heure cinq.  C'était le jour du changement d'heure.»
Garry Shandling

«On ne raconte pas l'amour (physique) pas plus qu'on ne raconte le bonheur.»
Julien Green 
(la cigale) 

"Tout le monde a en soi, toute la beauté et la fraîcheur du Printemps»
écrit par une rescapée des camps

 



Paul se gratte la tempe droite.  Ouvre un paquet de cigarettes.  Rebelote.  Une autre cigarette.  «Mais putain bordel de merde, Paul, quand arrêteras-tu de fumer à la fin? Tu es un docteur, un DOCTEUR, tu dois donner le bon exemple, c'est pas sérieux!» le sermonnait autrefois Helena.  «Tu peux être certain que je n'irai même pas à tes funérailles!»
Bien enfoncé dans sa chaise de bistrot sur le Mirabeau, Paul observe les passants.  De sa prunelle droite reliée à son cerveau gauche.  À son cerveau reptilien qui jouit de sa cigarette.  Et des passantes.  Paul observe surtout les passantes et la longueur exacte de leur jupe. Il n'aime que les jupes en biais, un centimètre sous les genoux, au tissu plus vaporeux que transparent.  Il se dit que la recette parfaite de la belle jupe est un savant mélange de tellement de choses, de tellement de variables, de tellement de choix et de décisions, de tellement de hasards, qu'elle est presque intangible.  Inatteignable.

Comme le bonheur...

À l'obsession du bonheur occidental, ce périlleux équilibre du physique et du mental, s'ajoute l'obsession de l'épanouissement sexuel, à court, à moyen et à long terme. «Ohlala! je n'y arriverai jamais» se dit Paul en inspirant avec dévotion, près de la fontaine illuminée de la lumière de la fin mars, les volutes de sa cigarette blonde.

«Mon mari a des maîtresses et ça fait vraiment mon affaire.  Moi le sexe, ça ne m'intéresse pas, mais alors pas du tout, vous comprendrez qu'entre mon travail, les enfants à gérer, mon beau-père Alzheimer qui habite au sous-sol, je ne rêve que d'une chose... dormir toute seule.»
«Mon mari pue.»
«J'adore le sexe docteur, mais surtout pas avec mon mari.» 
«Je n'ai pas de vie sexuelle.  Je ne me masturbe pas.  Je ne fantasme rien.  Et je n'ai aucun mari.  Moi, je travaille docteur!  À sauver la planète contre la menace des OGM.  Vous savez ce que c'est?  J'ai justement un dépliant que vous pourriez peut-être laisser dans votre salle d'attente, non?» 
Et, se remémorant les paroles de ses patientes,  Paul se dit que l'illusion d'une vie sexuelle épanouie, plus courte que longue,  c'est tout de même pas mal de conneries. «Les femmes sont belles aujourd'hui sous le soleil, hein? Vous avez vu celle-là avec sa jupe verte?» chuchote le colosse aux cheveux roux assis près de lui sur le Mirabeau, «Vous voulez une autre cigarette?»
«Ouais, merci!» répond lamentablement Paul.

Julien Green, qui n'avait vraiment de green que le nom, n'avait rien d'un écrivain ayant réussi sa vie érotique, mais il a pourtant écrit divinement et sensuellement sur François d'Assise.  Quant aux insectes, leur sexualité n'a rien d'accompli, mais ressemble à un bestiaire de détraqué, les abeilles mâles sectionnant leur pénis en pénétrant la femelle, la femelle mante-religieuse dévorant la tête du mâle, les écrevisses mâles dans leur jeunesse, devenant femelles quand ils sont vieux.

Green, tout est green au parc Jourdan en ce chaud printemps.  Et sans nul doute l'éclosion des feuilles, de ce vert très tendre, si tendre des saules-pleureurs et des fleurs des arbres fruitiers suffisent  à Paul qui se rappelle la nuque d'Helena.


Parce que pour Paul, l'épanouissement sexuel, c'est la nuque d'Helena.  Elle remontait sa chevelure en une savante toque déconstruite, de laquelle s'échappaient quelques mèches de cheveux blonds.  Et derrière Helena, assise à sa table de travail, Paul fondait de désir, d'amour, d'épanouissement, de tendresse charnelle devant sa nuque nue, gracile, légère, profonde, absolue, divine...
Là maintenant, et pour toujours.

Green,  parce que les yeux verts d'Helena sont green...


La Cigale

Ps: Est-ce que tu trouves que le printemps a bien quelque chose de sensuel?

Pps: Manège magique sur le Mirabeau et quelques insectes magiques...






 
   

lundi 18 mars 2013

Cannibales

Chère I.

Lettre 19


«Une chaîne alimentaire est une suite d'êtres vivants dans laquelle chacun mange des organismes de niveau trophique inférieur dans le but d'acquérir de l'énergie. Le premier maillon d'une chaîne est toujours un organisme autotrophe L'humain est souvent le dernier élément de la chaîne : c'est un superprédateur.
Dans un écosystème, les liens qui unissent les espèces sont le plus souvent d'ordre alimentaire.»
Wikipédia, 2013

«Le combat dans l'île»
Un film d'Alain Cavalier, avec Romy Schneider et Jean-Louis Trintignant, 1961



«J'aime Paul.

Je vis avec Paul.

J'attends un enfant de Paul.»

Ce n'était pas Anna, jouée par Romy Schneider qui, autrefois,  le lui avait susurré à l'oreille mais plutôt Helena, sa femme à lui.  Sa femme de tilleul frais.  Sa femme de sauge sauvage.  Sa femme à qui il avait dit «je veux être celui qui te fait un enfant.»

Les petits garçons de huit ans et demi avec leur gros cheveux ébouriffés et leur envie d'être grand faisaient craquer Helena.  De tendresse, elle se liquéfiait devant leurs airs de petits mecs.  Leur démarche qui se voulait assurée sous les cuisses de poulet et les genoux cagneux.  Helena craquait devant les petits garçons qui, malgré le regard du vainqueur, respiraient mieux au pourtour de leur papa-bouée.  Tendant au moindre bruit un peu fort leurs petites mains dans la paume des papas.  Devant les petits garçons qui regardent en coin, en silence, en secret, pleins d'une lumière éblouie partout sur leurs joues rondes et leurs yeux ronds, qui regardent leur papa-héros.


Helena, devant les petits garçons, devenait encore plus amoureuse de Paul.
Et Paul, à nouveau, a cédé à cet amour.  Doucement.  Tendrement.  En ouvrant le corsage blanc d'Helena et en aimant son ventre frais, son ventre tilleul,  son ventre sauvage. 

C'était idiot évidemment d'appeler leur fils Paul.  On aurait pu l'appeler Suzette, comme une crêpe Suzette.  Ou Citron, comme La singulière tristesse du gâteau au citron, ou Tom, comme TomBoy. Ou encore Kevin, comme le beau-frère.
«Paul, veux-tu bien arrêter un fois pour toute de dire autant de bêtises en si peu de temps.  Il n'y a aucun concours de sornettes à passer quand on devient papa, tu sais mon chéri  
Papa.  Devenir papa.  La belle affaire.  La belle histoire.  Des papas, il en avait bien connu.  Le sien en premier.  Et, dans ces moments-là,  ça ne lui donnait plus particulièrement envie.

Son papa habitait Lyon depuis vingt-trois ans et demi.  La demi compte pour quelque chose dans cette histoire.  Il habitait à Lyon, cette ville un peu ennuyante à l'allure de vieille bourgeoise en manque de cochonailles, un magnifique appartement 16ème siècle, traboules et arches gothiques au bord de la Sne, avec des bibliothèques comme des musées remplis d'ouvrages médicaux très savants.  Il y avait aussi le grand piano à queue.  Son père, une sommité médicale universitaire, jouait du piano.


«Tu sais Paul, mon fils, je crois que sans la musique, sans mon piano, je serais sans doute devenu un peu dingue.» 

«Eh ben! tu m'étonnes papa... »

Dingue. On pouvait bien dire que le père de Paul était un peu dingue...

Son père n'était globalement fasciné que par deux choses.  La chaîne alimentaire et sa deuxième femme, morte il y a quinze ans et demi.  Ou plutôt sa femme morte et la chaîne alimentaire. 
Son père s'appelait Claude. Et demi pour demi, il était veuf depuis dix-huit ans.


«Des cannibales, nous ne sommes tous que des cannibales de toute façon Paul. Du haut de notre prétentieuse chaîne alimentaire, nous nous dévorons les uns les autres.  C'est l'Homme qui devient le plus atroce, le plus féroce prédateur pour l'Homme même.»
«Bon, papa, et si on allait prendre une chope?»
«Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage» répondait le père, citant Lévi-Strauss.
«Essaies-tu vraiment de me dire que tu trouves que boire une bonne chope est une tradition barbare, papa?» 
«Boire un Bordeaux 1975 l'est certainement beaucoup moins, Paul... 


Paul étouffait dans l'appartement musée de son père et les souvenirs de Nadège, sa femme morte, une végétarienne cent pour cent crudivore, éparpillés dans le moindre recoin de la maison, avait l'heur de lui foutre la trouille et plus ou moins la nausée. Ou la nausée et plus ou moins la trouille, selon la saison et l'heure de la journée.

Nadège avait été, évidemment, pianiste de concert.  Son père, quant à lui, en avait été amoureux fou.  Comme être fou.  Et avait quitté la mère de Paul pour elle après plus ou moins vingt-cinq ans de mariage. Nadège était de dix-huit ans la cadette de Claude.  Elle avait une poitrine à damner n'importe quel médecin.  Jeune ou vieux.  Brillant ou crétin.  Du coup, la poitrine de Nadège avait fait souffrir la mère de Paul, plus qu'il ne pouvait être permis.
Mais Claude, l'immense oncologue, n'avait pas su sauver Nadège, morte précocement à seulement quarante-deux ans, dans toute la splendeur de sa généreuse chaire.

Peux t-on aimer follement une femme pour sa chaire seule?


En quoi l'expérience de la passion charnelle, suivie de l'expérience du grand deuil et de la culpabilité a t-elle amené Claude à l'obsession de la chaîne alimentaire? Et à oublier tous ses devoirs et ses envies de père?

Lyon était un peu triste en ce début de printemps.  Nul phytoplanctons dans la Saône ou dans le Rhône.  Pas de grands crustacés, de baleines bleues ou de petits rorquals communs.  Encore moins de cannibales, si ce n'est dans ce parfait bouchon lyonnais où Paul et son père ont mangé en entrée des croustillants d'andouillettes lyonnaises sauce moutarde et en plat principal une crépinette de pieds de cochon farcie aux pleurottes et persil frais, sauce vigneronne.  Arrosé de Côte du Rhône.  Son père avait bien raison, ce soir-là, ils étaient tous de misérables cannibales devant leurs grands plats de porcelaine blanche.


«Papa.  Je vais être papa»
«Ahhhhhhh.....!» se contenta de dire Claude, des tonnes de larmes plein la voix, avec au visage ce rictus si caractéristique de celui qui tente vainement de les retenir.

Lyon avait la chaire chamboulée ce soir-là.  Paul devenait tranquillement le papa de Paul.  Et pour Claude, ce veuf inconsolé devant la perte de la chaire adorée, devenant subitement grand-père, le sort des superprédateurs que sont les Hommes lui parut peut-être moins sanguinolant...

La Cigale

Ps: Et toi, quelle viande préfères-tu?

lundi 11 mars 2013

L'Envie

Chère I.(et J.)

Lettre 18

«Mieux vaut faire envie que pitié»
Pinchare

«Le chien tendit vers elle sa grosse tête au poil crasseux.  Elle retint sa main par crainte de la vermine.  Elle noya son regard dans le regard calmement éploré, calmement suppliant, et toute l'humanité et l'inconditionnelle bonté de l'animal docile lui remplirent les yeux de larmes, elle désira ardemment être lui...
Ladivine, Marie Ndiaye, 2012

«L'Homme a inventé la littérature pour y déposer les marques laissées par la douleur qu'il a éprouvée au moment crucial où il a pris conscience de sa condition d'homme.»
Mélodie.  Chroniques d'une passion (chant d'amour de l'auteur pour sa chienne disparue), Akira Mizubayashi, 2013

                                                                   Brigitte Bardot, Saint-Tropez, 1958


Il fait encore noir au 6, rue de la Mule noire.  Cette nuit, Paul a rêvé de son chien.  Ce n'était pas possible!  C'est à Helena qu'il devrait rêver.  Ou à son fils qu'il n'avait plus vu depuis trop longtemps.  La bonne nouvelle c'est que s'il avait rêvé, c'est qu'il avait dormi.  La mauvaise, c'est que dans son rêve, son chien était mort.

Il s'est réveillé avec au coeur un chagrin identique à son chagrin d'amour.  Un long chagrin des mauvais jours.  Un serrement des ventricules et des oreillettes cardiaques.  Un durcissement des valves mitrale et pulmonaire.  Une vasoconstriction de ses pauvres petites artères.   Un avant-goût clinquant de ce que peut être la mort.  La bonne nouvelle c'est qu'il avait encore un coeur.  La mauvaise, c'est que son chagrin d'amour ne semblait pas vouloir encore tirer sa révérence.

Au final, tout le monde ne parle toujours que de cela.  Littérature, philosophie, humanisme conjugué en cinéma, en poésies, en théâtralité de tout ordre.
Tout le monde ne parle que de la peur de mourir, plus que de la mort.  De la peur de souffrir, plus que de l'expérience de la souffrance.  Et de la douleur des  chagrins d'amour.
Tout le monde ne parle que de la mort. Parfois de la bienveillance des chiens.  Et des chagrins d'amour.

Moravia pourtant, ce maître italien absolu du décryptage des passions humaines, sexuelles ou non, charnelles ou spirituelles, jamais n'a parlé de l'envie.
Du mépris, de l'ennui, oui.  Mais pas de l'envie. Paul n'a jamais compris pourquoi on ne parlait pas de l'envie.
Pourtant elle avait bien été au coeur de sa vie avec Helena.  Cette passion si triste, qui avait sans doute participé à son désastre conjugal.

Helena a d'abord envié la beauté sublime, la beauté sublimée, déroutante, sauvageonne et tellement sensuelle de Brigitte Bardot.  Envié d'un façon telle qu'elle en devenait déplacée.  Helena n'était pourtant pas en reste avec sa beauté lumineuse.  Une belle blonde, bien en chaire, des seins ronds et solides et moirés aux aréoles de pêche.  Une taille affinée sous une coupole de hanches et de cuisses un peu trop fortes qui lui donnait une allure de femme fatale.    Une lourde mèche de cheveux fournis lui barrant le regard à la Françoise Sagan.  Cette lourde mèche au travers de laquelle tous pouvaient lire, décrypter, l'intelligence vive de son regard sur le monde.  Sur Paul.


Brigitte Bardot dans Le Mépris, un film de Jean-Luc Godard avec Michel Piccoli, d'après le roman éponyme de Moravia, 1963.

Trop souvent Paul a dû rassurer Helena sur cette fichue beauté.  Pour une femme intelligente, cette envie semblait décalée, incompréhensible.  Helena semblait prise dans une quadrature du cercle trop étroite pour son âme propre et pourtant si transparente.  Helena semblait prise dans ce qui fait partie de la courte liste, les best of seven, des sept péché capitaux. Que cachaient de failles le coeur d'Helena dans cette envie obsédante de la beauté de Bardot?

Puis Helena voulut se marier.  Dans la salle des mariages d'un beau théâtre italien.  Voulut se marier avec Paul qui ne voulait pas.  Paul ne voulait pas se marier avec Helena simplement pour lui prouver qu'elle était mieux que la Bardot. Encore moins parce qu'Helena, devant toutes ses amies qui se mariaient les unes après les autres, toutes plus ou moins dans le désir de marquer ce jour d'une aura inoubliable, mourrait encore un fois de cette détestable envie.





Mais Paul était amoureux et devant les tentatives de midinette de sa belle Helena, devant la nuisette toute blanche et longue et soyeuse qui ressemblait à s'y méprendre à une robe de mariée, devant le visage enfantin d'Helena au petit matin dans sa belle nuisette blanche, devant ses cheveux défaits, ses traits fripouillés de nuits, ses lunettes sérieuses et son journal politique et son café trop fort et trop amer,  devant  ses baisers de petit chien qu'il n'avait pas encore, Paul a craqué.  Et a épousé Helena.

Il a bien voulu guérir Helena de son envie à grand coup de sermons, de morale et de psychologie à la noix, de regarde plutôt ce que tu as, sois plus forte que cette morsure, accepte-la pour mieux la dépasser.  Il a bien voulu guérir Helena de son envie à grand coup de diététique, de massage énergétique, de yoga cosmique et de beaucoup de légumes verts.





 Mais rien n'y fit.

Cette fois, Helena voulut un enfant parce qu'elle enviait la toute puissance de la maternité, de la fertilité des autres.  Et puis cette fois encore, Helena voulut travailler parce qu'elle enviait le salaire des autres et leur bien et leur pelouse et leur maison et leur situation sociale.  Helena voulut même les amis des autres, parce qu'ils semblaient plus beaux que les siens.

Force fut de constater qu'Helena, sa fière et élégante Helena était une simple envieuse...

Paul a aimé Helena malgré son envie.  Il s'en était fait une amie et tentait de la déjouer, inlassablement, jour après jour, du mieux qu'il put.
Mais Helena est tout de même partie.  A bien quitté Paul.  Pour G.  Pour G, de qui Paul est maintenant, non pas envieux, mais jaloux.  D'une jalousie qui n'est pas une morsure, mais une véritable souffrance.

Helena a quitté Paul non pas par Ennui.  Non pas par Mépris.  Mais bien par Envie.

Envie de la vie des plus jeunes, de ceux qui ont, du moins théoriquement, la mort au trousse plus loin que plus près, d'une vie renouvelée encore pleine de possibles. 

Paul a incontestablement perdu sa bataille contre l'envie.

Et auprès du magnifique G., Helena est maintentant l'Enviée...

La Cigale

Ps: Mais pour combien de temps encore crois-tu qu'Helena sera enviée ?