mercredi 26 juin 2013

Les six mules n'étaient pas si noires

Lettre 35

Pour V. mon unique fille très adorée


Chère I.

«On ne va jamais aussi loin que lorsqu'on ne sait pas où on va.»

Christophe Colomb (1451-1506)

«We do not see things as they are.  We see them as we are.»

Anais Nin


Au 6, rue de la Mule Noire
 

1.

Alors voilà! 

C'en est fait de la Mule Noire.  De ces six mois, déclinés en six mules, au six de la dite rue.  
Cela avait été si beau de le dire.  De l'écrire.  De le penser.  De le fantasmer.  
Ce ne sera bientôt plus qu'un souvenir pour Paul.  Le souvenir de six mules noires.  Et de tout le reste...
«Oh putain! j'ai tellement de choses à ranger, je n'y arriverai pas tout seul!» se décourage Paul, avec un véritable mal de tête de mule.  Un mal de crâne sans beaucoup de cheveux.  Une brûlure  céphalo-rachidienne de tout son système limbique.
«Je broie du nwouèrrrrr, quoi!!!!» pense-t-il, exhalant les volutes de la cigarette blonde qu'il n'a jamais pu cesser d'étreindre, au coin de la grande fenêtre du salon, avachi sur son fauteuil Louis XV préféré.  Là où il a tant rêvé les étreintes d'une autre...  


Il y avait eu le roman Trois jours chez ma mère goncourtisé en 2005, de François Weyergans.  Il y aura peut-être la saga Six mois chez les mules noires sans l'ombre d'un prix 2013, de Paul le gynécologue déprimé?


L'heure est-elle au bilan pour Paul?

En quoi les six mules noires auront-elles modifié la destinée de Paul, l'amoureux délaissé? Le père d'un fils unique? Le maître inconstant d'un chien inclassable?


2.

La journée avance trop vite.  La lumière du matin a fait place à celle toute crue de l'après-midi.   Paul a pris sa noisette en terrasse au Forbin, lu Le Monde.  Bernard Tapie est en garde à vue.  Mandela se meurt.  Berlusconi est un véritable couillon qui ira en prison.  Un nouveau machabbée a été retrouvé à Marseille, transpercé par les balles d'une kalachnikov.  Le chômage en France ne s'améliore pas et l'horrible guerre en Syrie ne semble plus vouloir finir.  Paul se gratte la tempe gauche.  S'ébroue les cheveux.  Se frotte les mains moites.  Mord sa lèvre inférieure de ses deux incisives en forme de maxillaires de lapin.
Paul se demande si un lapin c'est plus joli qu'une mule noire, quand pourtant le monde est si ostensiblement en désarroi.

Paul se trouve nul.  Parce qu'à la détresse du monde, il ne répond que par l'émotion de son départ.
Parce que, malgré les six mois à Aix-en-Provence, malgré les voyages et les rencontres, malgré le temps qui a passé un peu, tricotant une forme de distance d'avec Helena, Paul ne sait pas davantage où il va.
Alors il observe, en fumant ses clopes, blondes comme Helena, les mules noires vertigineuses des passantes et la dentelle d'ombre que dessine le soleil sur leur peau douce.



3.

«Allez Paul! Magne-toi un peu le popotin!» se dit-il, s'efforçant de sortir de ses rêveries.
«C'est certain que c'est mieux une vie structurée avec une ligne du temps cohérente.   Un début, un milieu, une fin et une direction, un but, une transformation, un sens à l'oeuvre de sa vie! Et merde... moi je ne suis capable que de digressions, de chemins de travers, d'incohérences, de vagues chassés-croisés et de fins en queue-de-poisson...» pense-t-il en passant à l'eau savonneuse les tommettes de l'appartement. 


Paul a tellement aimé ses tommettes.  S'y promener pieds nus dans la chaleur torride du nouvel été.  Sentir la fraîcheur sans fin sous l'arche des pieds à la sortie du bain, sans faire tellement de bruit, sans aucun craquement de bois ni fausse note.  Comme si son corps avait enfin du poids sur le sol très solide des tommettes.  Paul en a aimé l'harmonie des ocres rouges.
«C'est bien beau les tommettes, mais quels livres vais-je ramener avec moi? C'est lourd des livres dans une valise, non? Et mes disques, et mes films?  J'aurais vraiment dû y penser avant...» 

Est-ce que l'art peut donner du sens à la vie des hommes? 

Est-ce que Paul a été transformé par ses lectures et ses films et sa musique?



 
4.

«Je marche nue... les pieds nus... les jambes nues... les bras nus... Suuuuur la laguuuune...» chante Barbara Carlotti, au pied du lit de Paul.  
«Nue, nue!  Y a pas une seule femme qui sera venue dormir ici avec moi! Pour un gynécologue et pour un prétendu tombeur, c'est raté!!!» marmonne-t-il à sa guitare rose, couchée sous la toile de Jouy aux petits personnages champêtres.  
Dallas.  
Sa belle guitare aux hanches rondes et évasées qu'il aura beaucoup grattée, un air des Rolling Stones derrière ses cravates de soie de docteur.  Entre Dallas et Helena, et malgré ses nombreux emportements affectifs, Paul garde dans son corps l'empreinte unique de sa femme.  De sa future ex-femme.  Paul n'aura pas eu le courage de ses fantasmes, laissant sa lymphe et son sang dans les frontières du connu.  Du passé.  Du souvenir...
«Ça manque terriblement de testostérone ton truc, mon pauvre Paul! La prochaine sera unique aussi! C'est un peu ça la beauté de la chose!  Si unique mais à la fois si nouvelle!  » ne peut s'empêcher de souffler l'auteure. «C'est pas parce que que tu es à l'aube de tes 50 ans que ton chien est mort!»
«R-É-V-E-I-L-L-E!!!!!!»


Paul s'est souvent dit que faire l'amour dans une telle chambre devait permettre aux âmes de circuler autour des corps amoureux enlacés.  
Devait souffler de l'air frais au travers les mailles de l'amour...

Paul aurait-il vu différemment sa chambre à coucher s'il avait été amoureux?


5.

«Oui, oui, Mme L., vous pouvez passer à 18:30 pour faire l'inventaire de l'appartement avant mon départ...  oui, c'est vrai que Hollande manque de vision de gauche et que, malgré tout, il faut bien qu'il fasse des compromis, la politique c'est jamais tellement pur vous savez, Mme L...., ben oui, même les communistes sont malhonnêtes...oui, oui, les politiques, ils sont comme de vrais petits singes...»


Combien de fois Paul a-t-il observé les singes de la grande peinture du salon.  Celle qui pourrait vaguement ressembler à une oeuvre du douanier Rousseau.  Regarder les singes en se disant que vraiment, le capitalisme, l'individualisme, le sale pouvoir de l'argent, ce n'est vraiment pas une solution... 
«Pffffffffffff! C'est vraiment PAS beau tout ça!!!  C'est PAS bien!!!!»
Que pourtant lui-même était plutôt égoïste et bien aisé, en bon docteur qui ne pense surtout pas à ses fins de mois et que les médecins devraient sans doute faire un effort supplémentaire de solidarité.


Paul n'est plus très sûr d'avoir fait un effort quelconque en rêvassant à plus soif devant les murs de son appartement, ce Museum of Everything aux cigales rouge et jaunes, qui l'a laissé songeur, plus souvent qu'autrement.  Lui qui a bien pollué sa planète avec tous ses voyages en avion.  Lui qui s'est payé le luxe inouï de la fuite.  Le privilège insensé de mettre du nouveau, de la distance, de la beauté entre les échecs du passé et le futur à reconstruire. 
«J'ai tout de même payé une beurrée pour ce vieil appartement français aux fenêtres écaillées, en plein coeur d'Aix, près du Mirabeau, dans le chaos des nuits des fêtards du Splendid et des camions d'ordures... Vive les boules Quies!!!!»



Paul n'a-t-il pas lu quelque part quelque chose comme cette phrase?

De quelle façon le décor qui nous tombe dessus modifie-t-il DRAMATIQUEMENT notre expérience du voyage? De la vie en général?


En quoi les murs défraîchis vieux rose et jaune paille, les peintures éparses et le fouilli de la cuisinette auront-ils influencé l'expérience de Paul?

6.

-«Tu serais gentil, Paul, de garder Sam une dernière fois avant de partir? Je dois filer sur Paris!» lui demande C., qui semble avoir totalement oublié le baiser fougueux partagé autrefois avec lui.
Mais, disons que ça me met un peu dans la merde, je dois tout empaqueter, je pars demain très tôt...» répond-t-il embarrassé.
-«Mais tu ne le regretteras pas, voyons! Ça te fera un dernier petit tête-à-tête avec Sam... tu adoreras...» lui lance-t-elle en dévalant «clac-clac-clac» les escaliers en colimaçon du 6, rue de la mule noire, le chien déjà installé dans ses quartiers avec son regard de merlan frit.
 



Paul tire le vieux chien vers la salle de bain où il doit finaliser ses boîtes.  Sam jappe et grogne doucement, frappe de la queue sur les tommettes, semblant vouloir dire quelque chose à Paul.  Paul se retourne soudainement, les larmes aux yeux, pris par une espèce d'émotion canine.
Pourquoi je t'ai aimé comme ça, toi mon espèce de vieux chien puant?»
-«Parce que j'ai été ta voix de sagesse, Paul.  Et parce que toi, vraiment, tu en manques terriblement!»
-«Sagesse, sagesse, mon oeil! En quoi es-tu sage Mister Sam, entre tes hanches arthrosiques et tes dents pourries?»


Parce que je te permets de regarder dans la bonne direction...» en rajoute Sam, montrant de la patte le tableau au haut de la grande armoire de la salle de bain.

-«Mais oui Paul, c'est moi, l'Helena de la salle de bain!  Tu ne m'avais pas encore véritablement écoutée, tu sais! Maintenant, tu dois arrêter de te tourmenter! Tout est bien qui finit bien, Paul!  Tu peux continuer ton aventure.   Va, amuse-toi, va vers la vie... avance vers l'inconnu avec ton regard à toi.  Il est beau ton regard, Paul, même si moi, j'avais besoin de m'en éloigner...» lui souffle l'Helena de la peinture Femme blonde lisant aux seins nus.

Paul tourne ses prunelles pleines d'eau vers le grand miroir.  Il ne se voit pas.  Ni lui, ni Sam.  Autrefois il avait bien vu sa peau avachie et ses cernes hortensias.  Paul maintenant ne voit plus rien.  Rien que l'évidence d'Helena.  L'évidence d'avoir véritablement aimé sa femme.  Du mieux qu'il avait pu.  L'évidence d'en avoir aussi été véritablement aimé.  Avec beaucoup de bienveillance.
L'évidence que leur fils est un unique trésor et que son chien, plus ou moins fidèle, demeurera toujours son ami.

L'évidence que les six mules n'étaient pas si noires.

Et que cela est bien assez pour aujourd'hui...



   

FIN




La Cigale


Ps: Ohlalalala!!! Je crois que je n'aurai plus de nouvelles de Paul, ma chérie.  Je me sens triste et pour un peu, c'est moi qui serai en chagrin d'amour...













mercredi 19 juin 2013

La Piscine

Lettre 34

Chère I.

«La cymbalisation ou «chant des cigales» est produite chez le mâle et a pour fonction d'attirer les femelles. Dès que la température est suffisamment élevée (environ 25 °C), le mâle « chante », ou plus exactement, il cymbalise. Une erreur fréquente est de dire que les cigales stridulent comme le criquet. En effet, la stridulation est produite par le frottement de deux parties du corps d'un insecte, alors que le mâle cigale possède un organe phonatoire spécialisé, les cymbales, qui est situé dans son abdomen.»

Wikipedia, 2013

«La piscine» 

Un film de Jacques Deray, 1969, avec  Romy Shneider et Alain Delon.


cavalaire-sur-mer

«Tsitsitsitsitsitsitsi...»
 «Ploufffffff!!!!!»
«Tsitsitsitsitsitsitsi...»
«Plouf! Plouf!» 

 La fin de semaine commence bien pour Paul, apaisé et reconnaissant envers le maître Cézanne (voir le Blog «Comme Cézanne qui dirait...»).  Apprendre à pardonner ses gaffes et ses conneries, ses errances et ses erreurs, ça rafraîchit le coeur!
Mais pas vraiment le sexe....
Surtout pas à Cavalaire-sur-Mer, voisine de St-Tropez, entre la Méditérranée et la magnifique piscine des voisins de pallier en ville, les maîtres du chien Sam à la truffe de cochon noir.  La fantastique piscine de C. et JJ, un carré turquoise miroitant dans le flanc vert mousse des collines,  entre la grande criée des cigales, le début foudroyant de cet été jaune,  le vent en souffle-caresse sur les peaux crues et les plouf!!! des nombreux baigneurs.
Et baigneuses...



Alors, qu'est-ce que tu en penses de noter les maillots de bain des filles, de un à cinq?» demande JJ, le mari de C. qui semble finalement se tirer assez bien de l'insoutenable désinvolture de sa nouvelle épouse (voir le Blog «De la pratique de la désinvolture...).
Je trouve que cinq points, vraiment, ça manque horriblement de subtilité! La diversité des maillots et surtout des femmes qui les portent mérite amplement d'augmenter ton échelle à dix, non?» répond Paul, buvant un autre rosé très frais. 
«Plouf!Plouf!Plouf!et RePlouf!» fait cette femme magnifique, sortant lascivement de la piscine avec sa peau brunie et son demi-sourire de madone.   Protégeant son visage tamisé, elle observe JJ en coin et plus encore Paul, de son regard dévorant.


Oufffffff!!!!!!! Ça commence en lion ce truc! Je dirais... putain, je pense que je dirais 10 sur 10!»
Dans le mille, je dirais exactement la même chose! On est sacrément fait pour s'entendre mister Paul, non?»  lui répond JJ feuilletant négligemment Le Monde et commentant le reprise économique pas si pure d'Obama.  «Mais toi, au fond,  tu serais plutôt bikini ou plutôt une-pièce?» le questionne-t-il, un gros cigare cubain à la bouche.

Paul enroule une serviette autour de ses hanches.  Il s'ébroue.  Se gratte la tempe gauche.  Se frotte les mains.  Ajuste plus serré la serviette à nouveau.
Humhumhum!» dit Paul, raclant sa gorge pour se ressaisir, son sexe dressé à l'étroit dans le maillot fleuri.  «Humhumhum!» refait-il.  «Ça dépend de la femme, encore!  De sa morphologie, sans doute!  De comment elle se sent dans son corps!  De la météo même,  peut-être!  De l'endroit où elle est...» lance Paul d'un jet, remué par la madone en maillot blanc.  « Il n'y a là aucune espèce d'approche scientifique... Mais JJ, je pense que ce serait vraiment préférable qu'aucune oreille féminine n'écoute nos élucubrations... euh...  aquatiques... » chuchote Paul, ne voulant pas être entendu mais n'osant pas offusquer JJ, dont il est l'invité. 




st-tropez


 Ohlalalala! Vous les médecins, vous avez de ces finesses, dis-donc!» s'esclaffe JJ en businessman accompli.  «Viens! Je t'amène à St-Tropez dans ma nouvelle Porche jaune... une BOMBE... Qu'est-ce que je ferais pas pour que tu aies l'esprit plus tranquille, hein?» se moque JJ, jetant un dernier regard de la madone à Paul.



Je pense que cette fille, là-bas à la piscine, elle serait merveilleuse en bikini.  Tu la connais?» questionne nonchalamment Paul, assis sur la terrasse mythique du café Senequier dans le petit port bling-bling de St-Tropez.
Marianne.... Tu t'attaques à gros, Poisson Paul! Tu devrais rester loin de ce mirage en forme de femme!» lui glisse JJ à l'oreille. «Marianne est dangereuse ET sublime.  Surtout en bikini.  C'est bien ça le problème, crois moi, je sais de quoi je parle...»

 
«La première fois que j'ai vu Marianne, c'était justement ici, à St-Trop, à la plage de Ponche, en plein centre-ville.  Elle se baignait seule, traînant son corps magnifique dans un simple bikini noir.  Elle était d'une telle élégance que toutes les têtes se tournaient vers elle.  Comme envoûtées...»
Et toi, tu n'étais pas en couple?»
-«J'étais seul cet été là.  Et l'été n'est pas que le décor du Bonheur, ça je peux te le dire... Mon business marchait fort!  Il faisait terriblement beau et chaud et Marianne m'a foudroyé de son regard bleu-vert-mer...   Nous avons été très vite amants! Je te passe les détails mais je peux te dire que j'étais fou, dangereusement fou d'elle...»
-«Tu rigoles JJ?  Mais quelle chance tu as eu! Tenir une telle femme près de son coeur, oufffffffffffffff!!!»
-« Une chance? Pas si certain... J'ai découvert assez vite grâce à des amis communs que Marianne jouait double jeux.  Elle était mariée.  Avait une enfant de 5 ans.  Et profitait de ma fascination pour elle comme un chat qui torture tranquillement la souris!»


«Tiens-toi bien loin de Marianne, Paul! Elle finira mal sans doute. Et peut-être plus encore les Hommes qui auront cédé à sa séduction si factice... Sa séduction sans amour, dans l'obsession du pouvoir. Je ne l'ai jamais vraiment comprise, mais tant pis, c'est du passé et je m'en fous maintenant...» 


«Tu sais Paul, il y a aussi une «Troisième Vague» possible, si je peux me permettre, après le bikini et le une-pièce!» lui confie JJ, dans le désir évident de passer à un autre sujet.
Ah Ouain? Et quoi donc?»
-«Imite donc la Cigale! Fais vibrer ton organe phonatoire bien tapi dans le fond de ton ventre et regarde droit devant, tu vas comprendre de quoi je parle...»

«Tsitsitsitsitsitistisitsitsit!!!»
«Tsitsitsitsitsitistisitsitsit!!!»
«Tsitsitsitsitsitistisitsitsit!!!»
«Tsitsitsitsitsitistisitsitsit!!!»




La Cigale


Ps: Tu as lu La Troisième Vague d'Alvin Toffler?  Belle Lecture d'été, plutôt que de reluquer les filles, avec ou sans leur maillot de bain!






jeudi 13 juin 2013

Comme Cézanne qui dirait «j'ai pas vraiment la pêche, aujourd'hui!»

Lettre 33

Pour D.

Chère I.

«J'ai acheté la Sainte-Victoire de Cézanne. 
-«Laquelle?» lui demande son marchand en pensant à un tableau.
-«La vraie» répond Picasso»  

«... une oeuvre silencieuse... tant l'histoire de l'art éprouve des difficultés pour traduire l'approche picturale de Cézanne en mots, comme s'il inventait une manière inexplicable de peindre»
Hors-série Télérama, juin 2013

«Il n'y a rien de plus réellement artistique que d'aimer les gens»

Vincent Van Gogh (1853-1890)




le corps ou la pêche

L'amour peut parfois se passer de mots.  Dans ces singuliers moments du silence érotique où toute la place de la parole est volée par les corps.  Dans ces secondes où  les bouches se transforment en de beaux animaux marins.  Dans ces éclairs où les peaux s'ouvrent en de très fines membranes sur-sensibles.  Dans ces minutes où les ventres se murmurent je te veux sans faire tellement de bruit.  Dans ce maelström faisant valser les frontières de la lymphe et du sang.

- «I'll never know I'll never know I'll never know you» chante Phoenix, des pêches plein la couverture de leur dernier album.

- «I'll never know you... » sait très bien Paul, pensant une nouvelle fois à son Helena.


Cézanne, lui, s'est toujours passé de mots.  Mais pas de pommes, de poires ou de pêches.
«À profusion, les pommes et les pêches, hein!» pense Paul, dubitatif devant tous ces tableaux de Cézanne, enfin réunis à Aix-en-Provence, sa ville natale aimée, pour l'unique exposition du Grand Atelier du Midi.
Paul se gratte la tempe gauche, liquéfié de sueur et coincé entre le gros ventre d'un américain, un groupe de japonais désespérés de ne pas pouvoir prendre de photos et une veille bourgeoise aixoise qui le pousse de son épaule droite pour regarder à son aise les pêches de Paul.  
De Paul Cézanne.


Les fruits de ta passion

- «Pssssit!Pssssssssiiit! Hé Paul! Paul!!!» entend vaguement Paul de son oreille droite, se tournant alors vers le chuchotement. 
- «Paul! Oui, oui, ici! C'est moi qui te parle!  L'autre Paul quoi! Paul Cézanne!» répète-t-on près de son oreille gauche cette fois.
- «Hein?» s'exclame Paul, les sourcils et les yeux en point d'interrogation. 
- «Regarde le fond de cette nature morte! Là, c'est ça! Iciiii! Derrière le petit rideau! Je suis là! Ah, dis-donc, ça fait six mois que je t'attends, toi! Tu n'as vraiment pas été pressé de venir à ma rencontre!» 



 - «Eh ben! Disons que j'avais pas mal d'autres chiens... euh... de chats à fouetter! » explique Paul,  «Mais enfin!!!  Ça fait combien de temps que tu restes tapi comme ça dans le fond de ta nature morte?»
- «Trop longtemps! On dit d'ailleurs de moi que je SUIS une nature morte!»


- « Bah! Tu as la nature morte assez vivante à ce que je peux voir!» répond Paul, étonné et perplexe devant le tableau qui parle.  «Comment ça se fait que tu n'as jamais pensé à dessiner les femmes, leur cheville et leur nuque et leur peau, qui pour le coup ont vraiment la couleur de la pêche?  Ça ne se peut pas que tu n'aies jamais remarqué! Ton pote Renoir, il ne s'est pas gêné lui, avec la peau des femmes...» continue Paul, que la peinture de Cézanne ennuie un peu mais saisissant la chance de lui poser enfin des questions.


- «Tu sais, je n'ai pas vraiment la pêche aujourd'hui, quand je repense à tout ce temps perdu!» lui confie Cézanne, «Avec Hortense, on n'était pas trop trop heureux de ce côté-là, tu vois! Je ne l'ai peinte que toute habillée... et c'est peu dire...  Et puis j'ai été obnubilé par ma quête et par l'idée de multiplier les angles et toutes les possibilités de rapport de tons sur une même pêche, une même pomme et sur MA montagne!»


- «J'avoue que je trouve ça tout de même très impressionnant tes paysages et tous tes fruits!  Mais la peau des femmes, les visages et les corps, euh, comment dire...»
- «Je te comprends.... puis des gens, j'en ai peints de moins en moins au fil du temps...  Même Zola, mon pote d'enfance, disait que mes personnages n'expriment rien. Et mes fesses, est-ce qu'elles expriment quelque chose, je lui avais alors répondu! » rigole Cézanne.


- «Et puis Dali aussi, il n'y a pas été avec le dos de la cuillère celui-là, en disant de toi que tu es le plus mauvais peintre de la France et que tu as plongé l'art moderne dans la m...»
- «Bah! Dali! Tu rigoles! Tu le prends au sérieux toi? Regarde son truc exposé ici, sa monumentale pêche au thon!» rétorque Cézanne du fond du tableau.


-  «De toute façon Paul, mon plus grand regret, ce ne sont pas les mauvaises critiques, pas même celles de mes amis.  Et mon peu de succès, de mon vivant.  C'est vrai, ça fait mal au coeur! Et créer, c'est quelque chose d'un  peu impossible.  À la fois, on a comme cette urgence, cette obsession et on voudrait que tout le monde nous admire, nous aime et que tout le monde s'intéresse à notre quête!  À la fois, cette obsession, ça nous éloigne des vraies choses.  Et moi, solitaire, je me suis trop retiré, je n'ai plus fait attention à personne... » livre-t-il.  «Dormir amoureux dans les bras d'une femme aimée.  Boire un rosé entre amis, sans penser à rien, juste être présent aux autres.  Partager.  Être vraiment là pour accompagner ses enfants dans leurs chagrins et leurs découvertes et leurs joies.  J'ai tout raté ça avec mon unique fils, Paul.  Pour des pommes et des pêches et des poires et un gros cailloux que je n'ai même jamais réussi à escalader.  J'ai le vertige moi!»


- «Ohlalala! Pffffffffff! Quelle merde tout de même! » lui répond Paul, empathique, songeant à son propre fils.
- «Je sais bien que tu es un peu trop malheureux encore! Mais je t'envie ta vie et je t'admire Paul!  Avec Hortense, nous avons été beaucoup plus malheureux qu'heureux.  Avec Helena, tu as été à fond dans tous vos bonheurs et toutes vos erreurs.  Tu as fait du bien aux autres avec ton travail.  Tu n'as   jamais déserté ton rôle de père même si maintenant ton fils t'en veut.   Tu as vraiment su vivre ta vie érotique et ta vie amoureuse.   Moi, je n'ai fait que des peintures....Toi, sans pastel ni gouache aux doigts, tu as connu la véritable expérience de transcender son propre petit corps, son trop petit univers à soi, son jardin toujours trop étroit au travers l'autre et l'amour!» confie encore Cézanne.  «Bien plus que la peinture, bien plus que l'art, l'amour est peut-être la dernière part d'inaliénable en nous...» ajoute Cézanne, sa voix de plus en plus effacée, lointaine.


le voyage est un pardon

Paul regarde vers sa droite.  Puis vers sa gauche.  Il se frotte les deux lobes d'oreille.  Plus très sûr de bien avoir entendu.  Il regarde à nouveau les pêches.  Encore plus dubitatif.  Scrute au plus profond du tableau pour y voir Cézanne.  Rien.  Le rideau ne bouge pas.  Les fruits sont bel et bien morts.  Aucun souffle.  Le tableau ne sent pas le musc sucré du fruit fané.
«Euh... C'était arrangé avec le gars des vues, ça?» s'interroge Paul, lançant un dernier coup d'oeil derrière lui.
Il soulève les pieds machinalement vers la sortie, les yeux fixes, comme absent au brouhaha ambiant, se rongeant savamment chaque cuticule des dix doigts.
Il reprend son sac de cuir fauve laissé au vestiaire.  Remet machinalement ses lunettes fumées pour protéger son regard du soleil lumineux de la Provence.  De la violence de son souffle sur la peau.  De son éblouissement et de sa forme presque douloureuse.

Comme seul un peintre, peut-être, peut le faire, Cézanne a rendu la sensation colorée et une unique perspective dans les volumes de l'histoire de Paul.
Cézanne a laissé à Paul le regard du vrai pardon sur sa propre histoire, qu'il a su en une seule rencontre transfigurer.

Comme seul un véritable maître pouvait la redessiner...



 La Cigale

Ps: Et toi, as-tu revisité ton histoire? Sous quelle perspective? Dans quelle lumière? Avec quelle couleur?