jeudi 30 janvier 2014

(9) Bridge to the Soul

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Bridge to the Soul

Pont Khaju, Iran
پل خواجو
Rumi, Poète persan, 13ème siècle

1.

-Mais papa, qu'est-ce qui se passe avec le chien Paul à la fin?  T'as vu?  Il ne m'a jamais autant collée au basket! remarque Valeria au salon, tout à ses devoirs scolaires.  Il est devenu complètement psycho-dépendant!  Le chien Paul, dans une immobilité absolue, est assis sur les cuisses de Valeria.  Il suit au millimètre près les moindres frémissements des ses bras, de ses jambes, de son souffle (comme un amant transis), sa truffe noire entièrement fourrée dans son corsage.

-On dirait bien que notre chien Paul n'est plus tellement lui-même! Je crois qu'il est en choc post-traumatique après son toilettage chirurgical! répond Saul en rigolant devant le nouveau corps de raton du chien Paul, son museau tout à coup beaucoup trop long sans ses poils remplis de noeuds, ses prunelles sans l'ombre de fard,  ses pattes minuscules tremblantes au moindre bruit.   Alors Valeria, d'après toi,  qui est vraiment le chien Paul?  Le gros et désinvolte toutou de laine un peu bête d'avant ou cette petite chose toute nue et un peu grotesque qui quémande sans fin de l'affection et de la protection?

-Mmmm... Mmmm... répond vaseusement Valeria, ses écouteurs remis aussitôt sur les oreilles (manière de dire «cause toujours mon lapin», comme les adolescents savent si bien le faire),  sans  intérêt pour les questions à saveur psychologique de son père.

-Difficile de croire que ce grognement puisse vraiment s'apparenter à une réponse, Valeria chérie! Tu connais le concept -point d'interrogation-?» ne peut s'empêcher de rajouter le docteur Saul, relevant ses lunettes rondes sur son nez pointu, anguleux, dangereusement trop long.  Ce nez qui habite presque tout l'espace disponible et qui pend dans le vide interstitiel entre le devant de son visage et sa lèvre supérieure.
Un véritable nez «aquilin, ça s'appelle!» de Judée.  Parce que le Docteur Saul est juif.  De par sa mère évidemment.  Comme Woody Allen ou Hannah Arendt.  Comme Noam Chomsky ou Barbara Sreisand (qui partage exactement le même appendice que Saul).

«Saul, tu sais que c'est ta judéité et l'extraordinaire personnalité de ton membre nasal, plus encore que tes beaux yeux et ton statut social,  qui m'a finalement séduite!» lui avait même dit Ninon, autrefois.
«Eh ben!!! C'est maman qui sera contente d'entendre ça..»

-Trèèèèèèès drôle, papa!  En tout cas, une chose est certaine, le chien Paul pue ATROCEMENT du bec! Il faut faire quelque chose!  Et c'est toi le Docteur à la fin... rajoute Valeria.
«Oh putain! Mais pourquoi est-ce toujours les docteurs qui s'y collent pour trouver les réponses à tous les maux?»  pense Saul, flattant les flancs sans élégance de son chien traumatisé, la bouche close sous l'insulte.  «Et quand les docteurs, ils ne savent pas...  Quand ils ne savent plus... Qu'est-ce qu'on fait alors?» 
-Mais enfin papa, fait pas cette tête-là! C'est tout de même pas si compliqué.  Va acheter des nonos en forme de brosse à dent, ça fera l'affaire!  Pfffffffffffffffff! Papaaaaaaa! Je me demande vraiment comment tu fais pour régler les problèmes de santé de tes patients, franchement.... conclut Valeria, fermant tous ses bouquins d'un coup sec et s'engouffrant,  manu militari, dans le fond de sa cave.  Le plus loin possible de l'haleine de chacal du chien Paul.
Et de celle encore plus douteuse de son père...


2.


«Ça ne s'appelle même plus une clientèle vulnérable!  Ici, je travaille en véritable territoire vulnérable, quoi...»  se dit Saul, son Devoir sous le bras, acheté à l'Unisoir Le Dépanneur Inc., tout juste de l'autre côté de la rue de sa clinique. Parce que devant l'accoutrement des hurluberlus défilant au dépanneur à 7 heures du matin (il a beaucoup de dossiers très en retard), devant les façades décrépies des logements, devant les visages gris des bénéficiaires de la ressource communautaire du coin, Docteur Saul voit tout à coup (comme seuls certains petits matins peuvent nous amener à la clairvoyance).  Parce que le Docteur Saul travaille en milieu défavorisé.  En territoire dévasté.  En «au secours, ça va pas bien! mais alors là, vraiment, vraiment pas bien!».  Et ça, Valeria ne peut même pas se l'imaginer.  Malgré tous ses jugements ostentatoires.  Et quelques fois ses discernements.
Depuis tant d'années, le Docteur Saul a tout observé des méandres de ce qu'on appelle la pauvreté.  Il ne s'en a même pas fait une carapace.  Loin de là.  Mais parfois, tout au contraire, il ne les voit plus.  Il ne voit pas ce que l'ensemble de ses patients a, au final,  de si différent des autres.

Peut-être parce qu'il les aime...

Lovers find secret places
inside this violent world
where they make transactions
with beauty.
(secret places)
#15

En gros titre du Devoir de ce matin, les Musulmans accusent Harper de diffamation suite à son voyage en Israël.  Encore une fois, l'histoire de la violence poursuit son oeuvre dans ce périlleux et délicat territoire occupé.

Jérusalem.  Les Juifs.  Les Musulmans.  La Palestine.

Saul, malgré son typique nez à la Barbara Streisand, admire la beauté de la culture arabe.  Sa graphie chantante.  La passion universelle de ses poésies persanes.  Le soufiste Rumi et la ville de Téhéran.  L'architecture en dentelle du pont Khaju.
Là non plus, il ne peut se résoudre à ne voir que le tableau de ce qui semble sauter aux yeux.  Et malgré sa naissance juive, Saul craque devant l'innommable et envoutante grâce des Derviches Tourneurs.
Et rêve d'un pont de paix -Juifs, Musulmans, Chrétiens, Bouddhistes, Hindoues-  toutes confessions confondues.  D'un pont Black and White, Femmes et Hommes, Anglais ou Français, Vieux et Jeunes, Vivant ou Presque Mort, tout en alcôve de nid d'abeilles et en balconnet secret, entre les Riches et les Pauvres du Docteur Saul.



 Union is a watery way.
In an eye, the point of light.
In the chest, the soul.
(inhale autumn, long for spring)
#4

...   ...   ...


-Mme Zhin, salle C!  Mme Zhin salle C! Le Docteur Saul appelle alors, la tête au ciel et le corps presque léger dans tous ses tours et ses détours, le premier patient de sa journée.

Raison de consultation: Soins palliatifs

-Bonjour Mme Zhin, je suis vraiment content de vous voir ce matin!  J'ai eu les copies des consultations des spécialistes que vous avez rencontrés et des examens que vous avez faits suite à notre rendez-vous  d'il y a deux mois, et de vos étourdissements.  Je suis au courant, Mme Zhin, de votre diagnostic de cancer du cerveau...

Mme Zhin s'agrippe nerveusement à son sac à main de fausse cuirette noire, les mains déjà émaciées, comme on s'agrippe à une bouée.  À ce qu'on peut encore retenir.  Dans son regard, toute la détresse du monde.  Puis tout ce qui restera secret.  Et la peur, bien sûr.  Plus grande encore.....

-Comment allez-vous? lui souffle le Docteur Saul.

-J'ai mal, Docteur... et il n'y a plus rien à faire...

Saul se rappelle précisément les accusations de sa fille Valeria.  Et ses doutes «... quand ils ne savent plus...» à lui.  Devant Mme Zhin installée précautionneusement sur sa table d'examen, le Docteur Saul tend ses mains et ses paumes chaudes.  Lent, très lentement, il lui fait bouger la tête, presque du bout des doigts.  Flexion, Extension, Rotation. Droite, Gauche.  Inspire, Expire.  Personne ne peut sentir la tendresse infinie qui traverse de ses mains au cou de Mme Zhin.  La douceur précise dans la façon dont il touche sa patiente, examinant lentement ses paires crâniennes, sa sensibilité, ses forces et ses douleurs.  Peut-être Mme Zhin le ressent-elle.  Confusément.

Il n'y a plus rien à faire.  Mais le Docteur Saul, dans ses gestes, dans son recueillement, dans l'idée d'un Dieu et de l'extase des Derviches Tourneurs, se veut ce...

Bridge to the Soul
... ce pont vers l'âme, que la maladie et la nouvelle de la mort prochaine donne si intensément à vivre.  Cette Douceur seule qui sait tout racheter, Riches, Pauvres, Juifs, Musulmans, Vivants ou Morts, avant qu'il ne soie trop tard....


mercredi 29 janvier 2014

(8) St-Joseph-de-l'Âme-de-la-Rive

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





St-Joseph-de-l'âme-de-la-Rive

 St-Joseph-de-la-Rive
Charlevoix
Janvier 2014



1.

C'était mal barré!   

Lou et Valeria détestaient le froid.  Et rêvaient sans cesse de vacances à la mer.  Cuba, le Costa-Rica, la Sicile...  Ça leur venait de leur mère italienne, sans l'ombre d'un doute.   Et de son sang bouillonnant.  Quant à Ninon, elle se transformait en glaçon au moindre coup de blizzard. D'arctique, elle ne possédait que le manteau.  Un véritable Canada Goose, 100% plumes d'oie.   Le seul qui pouvait résister au température outrageusement extrême que le Pôle Magnétique et ses curieux égarements, le Diable ou le Mauvais Esprit (selon le point de vue) s'amusaient à saupoudrer sur toute la Côte Est américaine.

-Mais putain, c'est pas possible un climat comme ça, Saul!  Tu ne pourras certainement pas me dire que cela ressemble, de près ou de loin, à la Douceur de Vivre?
-Euhhhhh! Ninon, cette fois je te l'accorde, tu gagnes...
-Et je gagne quoi exactement?  Un week-end de rêve dans Charlevoix pour nos vacances des Fêtes, sans les enfants (congelés dans le fond du frigo de leur mère), à contempler la banquise yeux dans les yeux?
-Euhhhhhhh! Ben ouais... quelque chose comme ça..... 
-Eh ben! Dis-donc!  Pour un mec qui devait se racheter après la frousse exemplaire que tu m'as faite au réveillon du  Nouvel An*...  Et puis, tu ne m'as toujours pas dit qui c'était, finalement, la meilleure copine de cette Juliette que tu as ÉHONTÉMENT trompée et fait marcher dans ta jeunesse.... 

«Mal barré... Vraiment...» marmonne-t-il.  

Saul pourtant adore Sa Mer à lui, comme il ne cesse de l'appeler.  Ce long Fleuve intranquille qui voisine sa vie depuis si longtemps.  Celui sur lequel flottent tant de ses moments de grâce.  Et ce petit village de Charlevoix où ses parents ont été si heureux. Gorgés du camaïeu des bleus et des turquoises d'été du St-Laurent, vivace dans leurs prunelles. 

«St-Joseph-de-la-Rive!»  clamaient autrefois son père et sa mère,  du haut de la vertigineuse Côte de la Misère où se laissait entrevoir, en un seul et bref coup d'oeil, l'immensité de ce qui les attendait; la ligne d'un horizon qui ne sait qu'agrandir les âmes...  Ses parents énamourés de ce village représentant sans doute la forme la plus aigüe de leur bonheur.  Et de leur dolce vita (parlez-en à la famille et aux amis... vous verrez bien...).

2.

La rive du Fleuve transperce le coeur du village.  De la mignonne église blanche au musée maritime, là où les anciennes goélettes se reconstruisent patiemment des relents de beauté.  Du quai sur lequel s'agglutinent les passagers du traversier de l'Isle-aux-coudres, aux coquettes maisons se donnant d'éternels airs d'été, en rang d'oignions le long de la petite plage de sable.  Cette plage entièrement habitée par le temps hivernal .  Et par le grand écart des quelques trente-cinq Celsius sous zéro du vortex polaire.  

 Oh!!! Ce saligaud!  

-Vraiment S-U-P-E-R la plage, Docteur Saul!!! se moque Ninon, le visage enfoui six pieds sous le liséré de coyote de son manteau nordique.
-Cette fois, c'est moi qui te cloue le bec, Miss Poule-de-Luxe qui n'aime que la chaleur toute bête de l'été et les Tout Compris sans élégance de Cayo Coco! répond Saul, ses lèvres contre les siennes, entourant les épaules tendues de sa Ninon qui tente de se réchauffer en sautillant sur place.
-Rhâââââââââ-Crotte! Ton pays est un véritable enfer, Saul!  Par chance que tu es beau ET sexy... Sinon.... menace-t-elle, du frimas au pourtour des longs cils qui enlacent ses yeux d'aigue-marine.
-Pourtant ma chérie, si tu pouvais voir la beauté que la froidure tricote à ton regard, je pense que ça t'aiderait à te réconcilier avec lui! susurre Saul à l'oreille droite de Ninon, plus amoureux que jamais.  

La mosaïque que fabriquent les larges tesselles de neige gelée envahit presque le bout du quai.   Saul et Ninon y marchent, paumes contre paumes.  Le Requiem assourdissant «PSHHSHSHHSHHHHHHHH» de la marée montante s'insinue secondes après secondes au travers la trame des lourds carrés de blanc et ensorcèle leurs oreilles.  

-Ninon! Ninon! Mon Fleuve chante! Tu l'entends? s'exclame Saul, avec dans la voix le timbre d'une enfance inoubliée.
 
Minute après minute, les puissantes glaces transpercées de l'eau du Fleuve se transforment en étranges libellules d'hiver.  Légères.  Flottantes.  Comme l'espace que crée cette mélodie unique dans le coeur de Saul et Ninon. 



3.

-Elle est vraiment géniale ta copine de fac! affirme Ninon.
-Ouaip! Et on a passé une vraie belle soirée avec Pauline et son mari, à refaire tranquillement le monde, bien au chaud cette fois!  On a du bol tout de même d'avoir de si beaux amis même à la campagne!
-Tu ne m'as jamais vraiment raconté comment était née votre amitié, Saul!  Dis-moi!  demande Ninon, raquettes aux pieds, de retour vers leur chalet de bois tout rond dans les champs enneigés de la nuit.

Saul se racle la gorge.  Ajuste sa lampe  frontale qui clignote sans vouloir arrêter.   Il se gratte la tempe gauche.  Agite nerveusement les mains.  Rajuste ses raquettes.  S'essaie à la diversion.

-Mais enfin Saul!  Qu'est-ce qui se passe, à la fin?

«Tellement, mais tellement mal barré...» pense-t-il, en mordant sa lèvre inférieure, les deux yeux mi-fermés, le front plissé en un rictus soucieux.  

Et dans ce soir au silence obscur, dans la paix de ces beaux lendemains, dans la douceur des véritables moments de vacances, il n'y aura toujours...


aucune raison de consultation

...


-Alors Saul????
-Tu sais cette fille avec qui j'étais plutôt intime, plutôt très très intime autrefois ça fait vraiment vraiment vraiment longtemps, en fait, la fameuse copine de Juliette, donc la fille avec qui j'ai ÉHONTÉMENT trompé Juliette*...
-Saul, NON!!!!! C'est pas vrai...
-oui

...
 

...mais il y aura un certain Docteur Saul qui suppliera (encore) plus d'indulgence à son épouse adorée, et un supplément de force à 

St-Joseph-de-l'âme-de-la-Rive
 

  * Voir le Billet «Une nouvelle âme» (en descendant votre curseur vers le bas)

 

 



dimanche 26 janvier 2014

(7) Une nouvelle âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





Une nouvelle âme
 




1.


«Bon! Puisqu'il le faut... »

«Debout! Bouge!Allez!»

           «Hop!!!»
         
            ...

 
Ninon, une Gitane à peine en équilibre dans le coin de sa grande bouche,  attache ses dormeuses de perles.  Ses deux mains levées viennent dévoiler  un mince liséré de chair pâle, en diagonal entre l'avant de l'épaule et le creux de l'aisselle.  La chair de Ninon joue à cache-cache  avec le boléro de fine laine noire et la robe de soie grise.  L'odeur obsédante de Coco Mademoiselle, trainant profond dans le décolleté très nu de sa robe mordorée  «mmmmmmmmmmmm...»,  fait chavirer Saul.

Et tue ce qui lui reste de résistance...

-C'est bien parce que tu es magnifique que je me lève pour ce réveillon du Nouvel An! Tu sais toujours trouver les meilleurs arguments, ma chérie, je ne comprends vraiment pas comment tu t'y prends à la fin! glousse Saul, enlaçant par derrière la taille de son épouse au miroir «Cause you've touched her perfect body/with your miiiiiiind...» chantonne-t-il, les yeux rivés sur le corps de Ninon,  Leonard Cohen derrière lui.
-Disons qu'avec un mari aussi adorablement névrosé, il est plus que préférable d'avoir le Grand Art de savoir clouer le bec et d'éviter toute forme de contre-argumentation! ajoute Ninon, qui se retourne  pour déposer ses lèvres sur celles de Saul.  Évidemment, je ne veux plus rien entendre de vos défaites pour ne pas aller fêter, Docteur Saul!  Sinon, je vous laisse geindre seul dans notre vaste lit sans l'ombre de ma présence! ajoute-t-elle, toute parée de beauté, de sa crinière châtain au bout de ses hauts escarpins.

...

«... Alors, allons-y!»


2.

Pour Saul, chacune des secondes scandées «dix-neuf-huit-sept-six-cinq-quatre-trois-deux... UN...!» marquent encore davantage ce salopard de temps qui passe.  Tout ce qu'il n'a pas réalisé.  Tout ce qu'il a échoué.  Ses tempes grises et ses érections trop souvent douteuses. 
Sa lumineuse Ninon s'en fout.  Tout comme elle se fout des grisailles de son époux.  Ninon ne s'occupe que de la fête et de sa musique,  peu en importe le temps arbitraire, sa flute de champagne bien mousseux dans la main droite.   Irrésistiblement Libre.  Et se gorge de la chaleur bien réelle de l'amour et de l'amitié  «Le reste, vraiment, c'est des conneries Saul! Tu devrais bien le savoir, non?».

Sous sa chemise de flanelle à carreaux rouges et noirs, Saul tente de faire Bella Figura malgré la sueur, et de survivre au bond soudain « Bop!» dans ce nouveau futur beaucoup trop proche qui le bouscule.
«... BONNE ANNÉEEEEEEEEEE!!!»

...

-Saullll! Mais c'est toi? Tu me reconnais? Je n'en crois pas mes yeux!
-Juliette? Juliette... c'est bien toi? Ah ben dis-donc, ça c'est incroyable! Mais qu'est-ce que tu fais ici? s'exclame Saul, projeté soudain «Bing!Bang!» dans son passé très antérieur, au moment précis où sonne minuit et le début de la nouvelle année. Ninon est déjà sur la piste de danse, les Rita Mitsouko affolant ses longues jambes.
-Tu veux un whisky Saul? Tu n'as vraiment pas l'air bien tout à coup! Tu es livide! dit Juliette qui se sert  aussi.
-Juliette... marmonne Saul, avalant d'une seule rasade son whisky Glenfiddich beaucoup trop fort. 
-Je ne suis pas sure que nous devrions trinquer à quelque chose ce soir, hein Saul? J'imagine que tu te sens un peu coupable, là,  tout à coup, non? Et ce serait à peu-près le temps mon petit Docteur! Parce que tu m'en as fait drôlement baver autrefois, sur les bancs de la fac de médecine...  J'imagine que tu te souviens bien? insiste Juliette, le ton de sa voix de plus en plus menaçant, remplissant une nouvelle fois leur verre.
-Mais Juliette... c'est de l'histoire ancienne tout ça....
-Il n'y a pas de mais, Mister Zigoto! Nous devions même emménager ensemble, de ça tu te rappelles sans doute? J'avais abandonné mes projets de résidence en psychiatrie pour te suivre dans le fond de l'Abitibi, où tu venais d'avoir un poste à l'urgence!  J'avais tout déménagé, toute seule, et fait la longue route sous la tempête de neige.  Traverser l'interminable Parc de la Verandrye.  Pour trouver quoi? Pour trouver qui? hurle maintenant Juliette, désinhibée par trop d'alcool et furieuse devant l'air de poule mouillée de Saul.  Pour te trouver TOIIIIIII, ESPÈCE de CONNARD, au lit avec ma meilleure COPINEEEEEE!!!!!! crie Juliette, lui lançant le restant de son verre au visage.

3.

«Et merde... c'est plus qu'un faux bond qu'il me fait ce foutu coeur...» pense Saul, du whisky plein les cheveux, son passé minable largué en pleine gueule.  Il dépose sa main gauche sur son thorax qui se sert de façon spasmodique.  La douleur irradie, lancinante, jusqu'à sa gorge et tout le long de son bras gauche.  Saul commence à respirer difficilement, la douleur l'étreignant de plus en plus fort.  
«Mais c'est pas vrai...»

Juliette, hystérique,  est amenée au deuxième étage.  Les éclats de verre sont ramassés rapidement.  On s'attroupe autour de Saul, étendu au sol.  
-Qu'est-ce qui se passe ici à la fin? Saul, tu n'as pas l'air bien! Vite, le téléphone, j'appelle l'ambulance! assure Ninon.

La douleur s'éloigne tout aussi vite.  Dans les bras de Ninon, Saul s'apaise.  Il se dit que de tous les Nouvel An de sa vie,  c'est celui qui a le plus merdé.  Que rester au lit aurait sans doute été la meilleure option.   Il se dit que son coeur est encore plus pourri qu'il ne le pensait.  Et il n'en est même pas si étonné.

Mais ce soir, malgré les détraques de ses artères coronariennes, malgré la trahison faite autrefois à Juliette, malgré ses inconduites impardonnées,   il n'y aura 

aucune raison de consultation.

Et qu'à défaut d'un nouveau coeur, d'un passé impossible à rabibocher, tout ce qu'il pouvait faire était de se fabriquer 

une nouvelle âme

Et prier (très fort) pour le reste.... 

mercredi 22 janvier 2014

(6) L'Âme-Noisette

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»








L'Âme-Noisette

 Casse-Noisette
Ballet-féérie
Tchaïkovski
1892
1.

Il faudra bien que le chien Paul finisse par entendre raison!

C'en était plus qu'assez!

«Ça S-U-F-F-I-T!!!»  
«Tu ferais drôlement mieux d'ouvrir grand tes deux membranes tympaniques et d'activer au plus vite tes marteaux et ta cochlée, Mademoiselle Dog, parce que sinon tu peux être certaine que tes longues oreilles toutes roses, elles finiront en purée de dinde de Noël!» menace Saul, tirant vers le haut les deux pavillons poilus du chien Paul.  Ce qui lui donne une bête tête de souris.  Des yeux bridés de chinois. Et une sale gueule d'enterrement... 

Le chien Paul, seule toute la journée devant son néant existentiel, s'en prenait forcément à la maison;  les divans, les coussins, les chaussures, les portes, les moulures de bois, mais surtout tous les fils des  caisses de son.
-Mais papa! C'est tout de même génial que le chien Paul aime autant la musique non? s'exclame Lou, tentant de défendre son chien. 
-Et peut-être même que ça lui permet de danser quand on n'est  pas là? renchérit Valeria, solidaire de son petit frère 
- Il y a plein de très petites souris, un gros méchant rat, les trois moutons frisés blancs  et quelques rennes  qui dansent dans le Casse-Noisette,  mais pas l'ombre d'un chien à ce que je sache! rétorque Saul furieux, avant d'amener Ninon, Valeria et Lou, fous de joie,  à la représentation du samedi soir et de cacher soigneusement tous les fils dans l'armoire.
«Na!!! Tant Pis pour toi!!!» fait Saul vengeur, un dernier regard lancé à la bête indomestiquée, les deux oreilles en forme de stalactite encadrant son visage «Wouf!» soudain vidé d'expression (enfin, si on peut dire!).

Saul en a sérieusement marre du chien Paul et de ses conneries.   Le bestiaire magique et  la multitude des tutus orange-dragée et bleu poudre-neige des Grands Ballets lui donne la nauséeSaul en marre de la musique pompeuse de Tchaïkovski «Tu-Tu-Tulututu-Tulututututuuuu-tu...» et encore plus de ce foutu merdeux temps des fêtes!
Parce que trop des patients du Docteur Saul ont une famille absente, blessée, éclatée et se sentent encore plus trahis et seuls.
Parce que ceux qui n'ont pas ces enfants si désirés les pleurent encore plus fort.
Parce que ceux qui sont sans amoureux ressentent encore davantage ce manque d'amour.  
Et que tous, ils trainent sous le trop mince épiderme du Docteur Saul «Magie, magie, quand tu nous tiens... mon oeil!».


2.


Pourtant, dans le froid absolu de ce petit-matin à -25 degrés Celsius, quelque chose de l'enchantement de Noël vient bel et bien titiller le coeur de Saul.  Sur le chemin de la clinique, en bordure du Bassin Louise, la froidure se condense sur l'eau du fleuve.  La lumière violente transperce la rétine de Saul, figé devant cet horizon  de cargos et de traversiers immobiles, en suspens entre le voile de brume et la fumée des longues cheminées de la papetière voisine.  Le  Fleuve St-Laurent ondule au travers les immenses silos du Vieux Port et la nappe mouvante des glaces blanches.   Il file rejoindre la ligne parfaite que dessine tout au loin le pont de l'Île.  Et sous les pas de Saul, le crissement sec de la neige glacée «criccraccriacrac» lui rappelle très exactement le bruit que fait le papier de sa table d'examen.   

À chaque nouveau patient, Docteur Saul tire sur le rouleau du papier usé, le déchire de sa main gauche, le roule en boule de ses deux mains, attentif au «criccraccricrac» et le jette aux poubelles. Est-ce que Saul est vraiment le seul à écouter, au-delà du staccato des violons et de la harpe féérique du Casse-Noisette, la musique unique de son quotidien de Docteur?  Est-ce que Saul est vraiment le seul à voir la beauté de ce GRAND PAS DE DEUX qu'est l'examen physique avec ses patients?

Ce 24 décembre, dans la mélodie du papier, dans le ballet des bras, des mains, des doigts,  dans le tumulte de la respiration du coeur «Boumboum! Boumboum!» et des poumons «Iiiiiiiinspire! Expiiiiiiiiiiiiire»  qu'il écoute dans une certaine forme de recueillement (parce qu'un coeur, ce n'est pas rien), Saul appelle les dossiers P345687 et P345688.  Avec dans sa voix d'hiver, tout ce à quoi il résiste dans ces fêtes de la Nativité et du Nouvel An. 

-Mme Boukakat et bébé Georgette, salle C! Mme Boukakat et bébé Georgette salle C!


Raison de consultation: température

Bébé Georgette, 66 cm à peine,  est la septième d'une grande fratrie congolaise.   Sous son pyjama de cotonnade brossée rose fushia, sa peau noisette et ses boucles crépues illuminent le bureau de consultation fade et impersonnel du Docteur Saul. 
-Mme Boukakat! Georgette est un véritable chef-d'oeuvre! s'exclame le Docteur Saul, malgré les mouvements visiblement anormaux de ses bras et de ses jambes.
-Docteur, j'ai peur!   Chaque fois qu'elle fait une peu de fièvre, après la grave pneumonie d'il y a deux mois et tout le reste que vous connaissez  bien,  je deviens trop inquiète! lui dit Mme Boukakat, avec cet accent chantant qui fait rougir de plaisir les tympans du Docteur Saul.

Docteur Saul examine méticuleusement bébé Georgette, bien assise sur les genoux de sa maman.  Mme Boukakat effleure son enfant de sa grande main odorante, déployée comme un palais sur la tête de sa fille.  Lui caresse le front, sans épargner une seule de ses bouclettes serrées.  Mme Boukakat glisse près des deux oreilles de son bébé des perles de mots d'amour qui consolent.  Fixe ses deux prunelles droit dans le fond de celles de la petite, protégeant son corps fragile avec l'immensité de son âme de mère.  Bébé Georgette, tout juste six mois et déjà trop souvent meurtrie dans sa chaire par les hasards de sa petite vie, lui sourit longuement.  Babille vers le Docteur Saul.  Et lui tend même ses dix doigts.

Devant l'inatteignable et impossible amour de La Mère et L'Enfant malade,  et dans ce regard épuré de violence, de trahison, de failles et de passions, Saul retrouve enfin NOËL, sauvé par...


L'Âme-Noisette
... de bébé Georgette, qu'il retient longtemps dans ses trop grands bras.


 








lundi 20 janvier 2014

(5) Saul, as-tu de l'âme?


«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»






 Saul, as-tu de l'âme?
Le Cid, Corneille 1636
1.

C'était à croire que Saul avait perdu la tête!   

Pourtant, sa tête bien soutenue par ses rhomboïdes et ses supra-épineux, se tenait relativement droite sur le cou.  Elle n'allait pas encore de travers «Mais où ai-je la tête?» égarée et seule sur les bas-côtés du chemin.  Et personne n'avait encore considéré la trépanation, ou la simple lobotomie, en traitement de choix pour les têtes en l'air.  On pouvait donc bel et bien affirmer que la tête du Docteur Saul tenait essentiellement le coup.

N'en déplaise à Ninon!  

-Saul!  Tu es complètement dingue ou quoi?  Tu ne vas tout de même pas partir dans ce froid transsibérien?  Ou bien tu es en train de devenir un véritable hyperactif totalement décompensé, ou bien on ne fait pas assez l'amour,  ou encore tu tentes d'activer à la puissance dix ta trop petite réserve de sérotonine pour ne pas sombrer dans la dépression!  C'est quoi ton problème à la fin? s'exclame Ninon, interloquée devant le look de joggeur de Saul.  Emmitouflé de pieds en cap,  Saul ouvre la lourde porte de chêne massif, laissant entrer le vent très cru de ce nouvel hiver sous la jupe de soie rose de Ninon.
«Fffffffffffffffffffffffffouuuuuuuuuuuuuuuuuuu....»
 

Ninon, en véritable Ostendaise bercée jusqu'à plus soif par le couinement des crevettes grises, le glapissement des soles de Douvres et par le pépiement d'oiseaux des printemps précoces, n'a jamais rien compris à la beauté de l'hiver.  Et à la démesure du silence de son heure bleue. 


Bleu, de Klein

Parce qu'à l'instant précis où s'étiole le jour, quelque chose du monde s'arrête enfin pour laisser vivre  tous ceux qui nous ont précédés dans la mort.  L'hiver seul pouvait leur fabriquer cette délicate maison et transmettre la vibration bleu profond de leur amour.  Pour Saul, l'hiver était le lien le plus bienveillant entre les vivants et tous les autres.  

-Mais Ninon, c'est toi, oh! ma délicieuse! qui devrait essayer de comprendre le bonheur de l'hiver!  Je pense bien que rien, sinon ton magnifique corps de grégousse, ne me rebranche les synapses et ne me lave le mésencéphale comme courir dans le grand froid! rigole Saul avant de s'engouffrer dans le nordet tout tacheté de blanc.

2.

Saul, bien ravigoté, arrive à la clinique sans retard cette fois.  Ce moment de puissance où les endorphines pétillent, donnant la curieuse et jouissive impression que nous demeurerons éternellement au-dessus de la mêlée, n'aura pas fait long feu pour le Docteur Saul.

-Solange!!!! C'est quoi ces 40 fax de demande pour des nouveaux patients vulnérables que vous avez placés sur mon bureau?  Ça va pas la tête ou quoi!

-Oui, oui... je sais, Docteur Saul! J'avais bien un peu peur de votre réaction!  Mais vous savez bien comme ils sont mal pris avec tous ces pauvres patients si malades et sans médecin!  glisse Solange, d'une voix implorante.   L'infirmière de liaison a bien pris soin de choisir ceux de notre territoire! Je crois bien que vous devrez faire encore une nouvelle fois preuve de coeur, Docteur Saul!

-Mais enfin Solange!  Je ne suis tout de même pas Mère Térésa!  Et encore moins moine bouddhiste!   Vous pouvez être certaine que je suis TRÈS à risque de burnout de compassion et de détresse empathique si on en demande trop à ce vulgaire coeur!!!!  Et puis merde, MOI AUSSI je suis vulnérable à la fin!!!!!

Le Docteur Saul s'ébroue pour chasser sa frustration.  Et sa peur.   Il rajuste sa cravate de soie marine, se lisse les tempes, cligne trois fois de ses longs cils de biche, s'humecte les lèvres, resserre la ceinture de son pantalon,  essaie de se calmer les nerfs, n'y arrive pas.  Il appelle le dossier P123123 de sa voix pathétique, celle des mauvais moments.

-Monsieur Jean T., salle C!  Monsieur Jean T. salle C!

Raison de consultation: cervicalgie aigüe 
Monsieur Jean T. arrive complètement livide dans le bureau, le cou soutenu par un collier orthopédique.  Quelque chose dans son regard dévoile sans détour la détresse.

-Bonjour monsieur T.  Mais qu'est-ce qui vous est arrivé?  Vous m'avez l'air vraiment mal en point? demande le Docteur Saul, oubliant soudainement tout le reste.  Happé tout entier par le regard de Monsieur T.

- Il y a dix jours, un soir après le souper, j'étais absolument certain de faire une crise de coeur.  J'avais une douleur intolérable irradiant partout dans mon thorax et mon bras gauche.  À l'hôpital, ils m'ont observé des heures et fait tout le rataplan cardiaque.  Ils ont vraiment cherché mais n'ont rien trouvé.  Mais j'avais toujours aussi  mal. 

-Et alors? 

-Alors, ils ont fini par m'envoyer le physiatre qui m'a examiné en deux minutes et m'a dit que la douleur, ça venait de mon cou.  Ils m'ont prescrit de la morphine, le collier cervical et bye bye à la maison!

-Mais Monsieur T., qu'est-ce qui est vraiment arrivé pour que vous soyez si mal en point?  Et votre fils, comment va-t-il lui alors? questionne Saul, se doutant que la contracture aigüe des muscles et des tendons du cou de monsieur T. venait bien d'autre chose.  Que le cou de monsieur T. parlait à lui seul le langage d'un désespoir qu'on ne peut plus contenir. 

-Le cancer... de mon fils... est... revenu... 

Le Docteur Saul, après avoir longuement écouté et entendu la détresse de ce père, se lève avec lui.  Il aide Monsieur T. à remettre son manteau.  Et, dans la proximité de la douleur de Monsieur T., le Docteur Saul prend son patient dans ses bras et lui donne la bise sur la joue droite.  Monsieur T. la lui rend sur la joue gauche. Les deux hommes se serrent, se regardent et se saluent.  Avec tendresse.  Et sans doute,  avec reconnaissance.

Le Docteur Saul a peut-être la tête ailleurs et le coeur dans les talons, rechignant trop souvent contre son devoir.  Pourtant, devant l'évidence de la souffrance, Saul, sans même s'en rendre compte,  devient un peu cet autre.  Au plus près de l'autre. Et personne, non personne ne pourra jamais le lui demander...

Saul, as-tu de l'âme?



«Dans le cerveau, l'empathie seule est un moteur sans eau qui brûle. Ce qui manque, c'est la chaleur humaine. Prendre l'autre dans ses bras est un baume qui empêche le burnout. Le cerveau pallie alors la détresse empathique.»
Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l'altruisme La force de la bienveillance, 2013

 









 


 










vendredi 17 janvier 2014

(4) Ceci n'est pas une âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





Ceci n'est pas une âme

La Trahison des images
René Magritte, 1929




1.


Saul contemple, son café coulant doux-amer le long de ses papilles gustatives,  les deux chats sans-nom de Ninon. Leurs huit pattes et leurs longues queues s'enroulent en très lentes cabrioles «Miaouuuuuuuu» dans le rayon étroit de la lumière de ce matin des premières neiges.  La lumière, fragmentée en multiples parcelles de soleil par la façade toute blanche du voisin, vient rétrécir en tête d'aiguille les quatre pupilles des deux chats.  Et dorer leurs  moustaches.
Lou et Valeria dorment encore à l'étage.  Dans la poésie douce et joyeuse de ce qu'il leur reste d'enfance.  Ninon, partie pour quelques jours,  habite en plein coeur de Saul.  Le chien Paul observe d'un air dubitatif les deux chats, évitant surtout de se mêler de leur sale histoire de langue rêche.  Le chien Paul sait bien que la sienne, de langue, est plus douce et mieux faite encore pour l'amour et l'amitié.
Quant à Saul, il sait bien que la grâce ne s'achète pas.  Ni se commande.  Saul s'attarde jusqu'à plus soif aux bruits silencieux de ce petit-matin. À l'insaisissable murmure de la vie souterraine. À l'âme cachée des choses vivantes et à tout ce qui ne peut surtout pas se voir...
«Oh! putain!!!  Je pourrais mourir!  Maintenant!  Tout est parfait.....»

Les talons «bing! bang!» de Lou frappent soudain sur les vingts marches de l'escalier de pin norvégien.  Le chien Paul, sautillant en cadence parfaite sur ses deux pattes arrières, tend les deux larges pattes de devant vers son petit maitre, sa langue rose toute déroulée «WoufWoufWouf» entre sa truffe noire et ses dents pointues. 
-Papa, papa! T'as vu le Typhon aux Philippines? Moi j'aimerais vraiment ça, quand je serai grand, faire Médecins sans frontière ! s'exclame Lou, ses deux petites mains agiles sur les oreilles blondes du chien Paul.
-Ouais! Quelle super idée, mon Ti-Lou! Mais moi franchement, j'aimerais tout de même mieux faire Médecins sans horaire! marmonne Saul dans un demi-sourire, le regard soudain agité devant les deux aiguilles de sa montre marron.

Le Docteur Saul est obsédé par le temps.  Par les secondes qui résonnent «tic et tac et tic et tac» sur le chemin, plus ou moins long, vers la mort.  Et par la quête de ce qui existe véritablement sous les apparences.
«Vivant ou mort? Vrai ou pas Vrai? Pipe, pas Pipe?»
-Papa! Papa!!!! Tu es encore dans la lune et tu as encore taché ta chemise avec ton café! Regarde ça, c'est trop drôle de voir le chien devant l'ordinateur! Tu imagines, il pense que le chien qui jappe dans la vidéo est VRAIMENT là! Regarde-le! dit Lou.  Il  glisse l'écran devant ses prunelles noisettes.  Qu'est-ce qu'il est bête notre chien Paul à la fin! affirme Lou qui court en rond autour de la cuisine, le chien jappant de plus belle à ses trousses.
«Pas que le chien, mon Lou! Pas que le chien...» pense Saul.


2.


Helena, la première épouse du docteur Saul, devait être la femme idéale.  Elle en avait tous les attributs.  Et tous les charmes.  De sa prestigieuse naissance de noblionne italienne à son éternelle élégance.  Nul besoin de cursus d'anatomie pour se liquéfier devant son corps, ses lobes frontaux et pré-fontaux et la peau absolument matte de son visage.

-Je vous ai  rêvée Signorina?  Êtes-vous véritablement nichée dans mes bras? lui avait autrefois soufflé Saul, amoureux et incrédule devant la chance d’être aimé par une telle femme.

La chance du Docteur Saul avait pourtant tourné.  Et la délicieuse Helena avait fini par dévoiler une infime parcelle de son véritable visage. Celui rempli de l'ombre des êtres trop fragiles et trop tourmentés.  Le mariage de Saul fût une lamentable erreur sous le couvert de la perfection.  Et surtout, une douleur profonde.

-Papa! Papa!!! Le chien Paul a fait caca sur la moquette persane de ton bureau et les chats ont tout grafigné le cuir de ton  fauteuil
-Et merde...  Et re-merde! Et moi qui suis déjà en retard!  s’exclame Saul, un dernier regard sur sa montre, l'effluve malodorante de la crotte du chien Paul le ramenant illico au moment présent.

Le docteur Saul arrive à sa clinique du matin avec 24 misérables minutes et des poussières de secondes de retard.  Le pas-de-deux des chats est déjà à des années-lumière.  Solange, la secrétaire, est dangereusement rouge tomate. Saul remonte ses lunettes le long de l'arrête de son nez, inquiet des relents de la crotte du chien Paul sur ses vêtements.  La tache de café n'a pas été enlevée.  Le sarrau blanc amidonné fait figure de paratonnerre.  Et de cuirasse. Docteur Saul ouvre le dossier P333333.

-Madame Ludivine G., salle C!  Madame Ludivine G. salle C!


Raison de consultation: verrue plantaire 
-Docteur, Docteur, comme je suis contente d'enfin pouvoir voir quelqu'un qui va régler mes problèmes de verrues! J'ai TOUT essayé!!! raconte le souffle court, Mme Ludivine «clicclacclicclac» boîtant du haut de ses vertigineuses bottes noires à talons hauts.  À moitié élégante.
-Je vous en prie Madame.  Enlevez vos bottes et venez vous assoir, on va regarder tout ça de près!
-Je ne peux même plus marcher Docteur, tellement je souffre! L'heure est grave! Parfois je me dis même que j'ai le cancer des pieds!  Aidez-moi au plus vite!!!
Docteur Saul ajuste ses lunettes et dirige le fort faisceau de la lampe chirurgicale sur les pieds dénudés de Mme L.
-Ohlalalala!  Mme Ludivine! Vos pieds, il faut arrêter de les maltraiter comme ça! Vous êtes remplies de mauvaises cornes, d'oignions douloureux, vos verrues ne sont pas des verrues mais bien des cors aux pieds! Il vous faudra des orthèses plantaires au plus vite!  Et vous savez quoi, tout ça c'est c'est parce que vous êtes mal chaussée!  Les talons hauts, Mme Ludivine, c'est très joli mais faut vraiment voir ce que cela vous fait en dessous....
Mme Ludivine, ostensiblement insultée, repart avec ses talons claquant dans le corridor «clicclacclicclac» de la clinique.  Docteur Saul ne peut que constater, une fois de plus, l'irrévérencieuse trahison des apparences. Et que, une nouvelle fois...
Ceci n'est pas une âme
... qui a su trouver chaussure à son pied!!!!!

   










lundi 13 janvier 2014

(3) Un sérieux vague à l'âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





Un sérieux vague à l'âme



Odalisque au tambourin, Matisse 1929





1.
Ce que le docteur Saul allait faire n'était pas très raisonnable.  Parce qu'une femme très nue, ça ne se rejoint  et ne se laisse jamais à la va-vite sans un sérieux vague à l'âme.  Surtout quand c'est la sienne.  Et qu'elle est magnifique.
«Tant pis, j'en ai trop envie...»
... ... ... ...  ... ... ...

C'est ce mercredi de novembre qui avait définitivement fâché le Docteur Saul.  Ce mercredi  fade où le soleil se mourrait lamentablement «Quel salaud celui-là!» à 16 heures à peine.  Ce mercredi où chacune des secondes «1-2-3...» violentaient méthodiquement la faible chair du docteur Saul.  
Pas une seconde pour observer la construction en forme de songe des cumulonimbus.  Pas deux secondes pour détendre le spasme modéré à sévère de son trapèze gauche et celui, plus sérieux encore, de son cervelet.  Pas trois secondes pour se liquéfier  devant la langueur de cette Odalisque au tambourin et devant la couleur de sa peau, tout en impression de lumière.  Cette journée en démesure où Saul, un peu égaré, cherche une véritable solution à son cafard.
-Ninon! Et merde! Je me sauve de ma clinique une demi-heure même si je suis dans un jus  ABSOLU! J'invente n'importe quoi! Une urgence à domicile!  Un patient mourant en crise mystique! Je vais te rejoindre vite vite vite avant que tu n'abandonnes éhontément ton très misérable époux pour ta clarinette et ta tournée de jazz!  
-Docteur Saul, on peut définitivement dire que vous êtes un TRÈS gros bébé!
-Mmmmmm... mais Ninon! Une semaine, c'est vraiment trop long!!!!  Dis, tu me chanteras la Valse des Lilas pour me consoler?
Ce mercredi, plus que les autres jours, le trop récurrent besoin de consolation du Docteur Saul l'inquiète.   Tout comme cette lancinante douleur dans tous ses muscles striés et la lassitude trop lourde de ses neurones.   En ce jour sans coeur «Suis-je donc sciemment en train de m'observer devenir complètement dingue, ou quoi?» c'est la Valse des malades qui lui donne le tournis.

-Docteur Saul, Docteur Sauuuuuullll, vous avez douze patients qui ont besoin de vous voir en urgence cette semaine et toute votre cédule est bookée pour les trois prochains mois et vous n'avez plus aucune plage d'ajout de disponible et vous n'avez pas encore répondu aux quinze messages roses sur votre bureau et vous ne m'avez même pas encore donné vos prochains horaires et qu'est-ce que je fais moi alors? lui demande paniquée, sa secrétaire aux deux joues très très rouges.
- Ça vous fait vachement bien le rouge, Solange...
En ce mercredi sauvage, le Docteur Saul décide de se sauver de ses obligations trop nombreuses, en catimini,  pour rejoindre Ninon et sa chanson.

- ... Mais tous les lilas/Tous les lilas de mai/N'en finiront/N'en finiront jamais/De fair' la fête au cœur des gens qui s'aiment, s'aiment, s'aiment, s'aiment/Tant que tournera/Que tournera le temps/Jusqu'au dernier/Jusqu'au dernier printemps/Le ciel aura/Le ciel aura vingt ans/Les amoureux en auront tout autant... lui chantonne alors Ninon de sa voix grave, pleine de ces silences qui résonnent en vibrato de clarinette basse jusqu'au profond de Saul.  Sa Ninon à l'air de Valse des Lilas, toute alanguie et parfaitement nue sur le tapis écarlate de leur joli salon...


2.

 -Mais où étiez-vous donc Docteur Saul tout le monde vous cherche et vous avez eu cinq nouveaux messages et Mme F. sort de l'urgence et l'infirmière-pivot a appelé parce que vous devez ABSOLUMENT la voir en contrôle avant 48 heures et vous avez presque deux  heures d'attente à votre clinique du matin et...
-Solange, dites-moi, le yoga, est-ce que ça vous dit quelque chose? 
Le docteur Saul porte l'odeur toute sucrée du sexe de sa femme le long de sa peau en fête.  L'Amour de Ninon et son ventre et ses seins éloignent ses démons.  L'espace d'une unique minute.   Avec dans la voix (pour ceux qui ont l'oreille musicale) la mélancolie du départ de Ninon et de sa lumineuse présence,  il appelle  le dossier P567456
-Madame Paulette C. salle C! Paulette C., salle C!!!!
Raison de consultation: suivi de labos 
Docteur Saul aime bien Paulette C. et son allure de sexagénaire qui n'a aucun abonnement à la salle d'entrainement, ni au ski alpin.  Pas de Mont Sainte-Anne ni de Petite Rivière St-François pour Paulette.  Pas le sourire satisfait de ceux qui sont dans le pouvoir (somme toute très mitigé) de leur situation sociale.  Paulette est une «tout nu», pure et dure!  
-Salut Docteur Saul! Comment ça va? J'espère que mes résultats sont bons, hein, et que vous ne m'annoncerez pas de mauvaise nouvelle aujourd'hui! toussote Paulette, les doigts et les ongles roussis, le souffle court et le regard de travers.  Inquiet.
-Bah Paulette! C'est certain que c'est pas fort, votre affaire! Vous saturez à 93%, ça râle et ça ronche comme un vieux camion là-dedans, dit Saul, mi-figue mi-raisin, auscultant sa patiente.
-Je sais, je sais, ouais... Mais mes prises de sang, eux, qu'est-ce qu'elles disent?
-Bah, c'est pas terrible non plus...
-Ben Doc, arrêtez de me faire peur comme ça...
-Vos triglycérides sont absolument incontrôlables Paulette! Le sucre dans votre sang commence aussi à faire des siennes et c'est sans parler des enzymes de votre foie!  C'est certain que l'alcool et le manque d'exercice affectent directement le tout!!!!
- ....
-Mais Paulette, vous le savez bien que je ne suis pas Dieu le Père! Je n'arriverai pas à vous éviter les catastrophes si vous continuez comme ça!  Je vous l'ai tellement souvent dit, trop de cigarettes, Paulette, et trop de bières, ça mène en ligne direct «Pffffffffffffffffffffffff!!!!!» au cimetière!   
-Vous vous êtes mis à la poésie, Doc?
 -Paulette, arrêtez donc de changer de sujet!
-Docteur Saul! Je n'ai pas un sous devant moi!  Je ne vais pas au restaurant.  Je ne m'achète pas des semaines de vacances dans le Sud quand j'en ai marre.  Je n'ai pas d'amis parce que je n'ai pas le loisir de les inviter à manger dans mon minable un et demi.  Je n'ai pas eu d'enfants.  Et encore moins de mari pour m'aimer...  Je suis INCAPABLE de ne pas fumer et de boire moins de bières.... C'est trop con à dire, mais c'est vraiment tout ce qui me reste de plaisir dans l'existence, lance Paulette d'un seul trait, les yeux tout à coup remplis d'un petit liquide clair.  À peine visqueux.
Docteur Saul se tait.  Il serre la main de Paulette, chaleureusement et plus longtemps qu'il ne le faudrait. Docteur Saul assure Paulette qu'elle peut revenir n'importe quand.
Derrière la porte close de son bureau, le Docteur Saul sait qu'il n'est plus seul aujourd'hui à porter...
un sérieux vague à l'âme