«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore. Il a deux enfants
adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et
deux chats sans-nom. Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans
une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon
médecin de famille doit avoir à charge. Les mille et une âmes qu'il
côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan
et tendresse. Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime
du Docteur Saul...»
Livre-moi ton âme
Livre-moi ton âme
Livre-moi ton âme
M. N., 2014
1.
Très vite dans la vie, il est trop tard...
À vingt ans, trop tard pour de l'enfance. À trente-cinq, déjà les conséquences de nos égarements. À quarante et des poussières, plus de nouveaux enfants. À soixante-quinze, si tard pour presque tout... Les quatre fois vingt ans (en principe) d'une vie d'homme ne sont que des fulgurances d'étoiles dans la ligne sans fin du cosmos.
Pourtant, il n'était pas trop tard dans ce lourd dimanche pour que l'odeur du lait chaud sauve l'après-midi du Docteur Saul. «Oh putain! Je déteste les dimanches creux... arghggg!!!!». Ce parfum de petit-lait aux accents inclassables qui berce les émotions les plus fragiles. Les moins raisonnables. Celles que le langage, trop souvent, ne sait atteindre.
Ni traduire.
-Saul, mais qu'est-ce que tu as? interroge Ninon en déposant sa clarinette sur son trépied, inquiète devant le visage livide de Saul.
-Je ne sais pas...
-Tiens mon chéri, assieds-toi près du feu, je t'apporte un grand bol de lait chaud! rajoute Ninon, une caresse sur les joues tout à coup creusées de son époux.
Est-ce la musique Klezmer que pratique Ninon cet après-midi là? Sa clarinette pareille à la voix gémissante de tout le peuple Juif?
Est-ce cette vieille photo, retrouvée dans le fond d'un tiroir de son bureau? Sous la pluie d'un été aux teintes vertes d'émeraude, on y voit Saul avec Valeria et Lou, il y a six ans à peine. Autant dire un milliardième de seconde. Mais la vie entière qui sépare l'image de ces petits enfants qu'ils ont été à ces jeunes adultes qu'ils deviennent, donne un terrible choc à Saul.
«Et merde...» se dit-il étourdi, nauséeux, les mains soudainement moites. Autour de sa gorge serrée, l'impression de deux paumes qui l'étranglent.
«Bonjour l'angoisse....»
-Mais Saul chéri, arrête de ressasser le passé comme ça! Tu vas te rendre malade à la fin.... Regarde plutôt la chance que tu as d'avoir profité de chacun des petits instants que construit la vie de tes enfant! Saul, tu es un père extraordinairement attentif et tendre...
-Oh ma Ninon... Tu es un amour, vraiment.... Mais je crois bien que ce sont encore ces foutus dimanches après-midi qui me font paniquer! répond Saul, des cernes de sueur sous ses aisselles, respirant son lait bien chaud pour tenter de calmer les palpitations de son coeur et la sensation de sa mort imminente.
«Ma mort, foutaise...» tente de se convaincre Saul. «Un docteur en crise de panique, eh ben dis-donc, ça me fait une belle jambe ça!»
Sa narine droite en osmose avec sa narine gauche «innnnnnnnnspire....», les molécules de tryptophane viennent tranquillement endormir les agitations du lobe pré-frontal du Docteur Saul, «expiiiiiiiiiiiiiiire...».
-C'est fou le pouvoir de ce lait chaud dans le cerveau... Mais encore plus le pouvoir de ta présence.... Comment ils font ceux qui n'ont pas la chance d'être auprès de toi? rajoute Saul un peu apaisé mais exténué, sa paume droite gémissant à son tour le long du magnifique visage de sa femme.
2.
Pourquoi les dimanches?
Parce qu'ils précèdent le vertige des fameux lundis. Et les crises d'angoisse de Saul. Toutes pareilles à des clairons de cavalerie «TARATATATA-TARATATATA-TARATATATATATAAATA» qui sonnent la charge. Parce que chaque fois, il se demande si elles sont passagères. Ou si elles resteront.
«Je suis fou ou non... ».
Saul se rappelle trop bien les bancs d'école de la Fac de Médecine. Le cours de Psychiatrie générale. Les cinq axes. Les diagnostics différentiels; les bipolaires de type 1 ou 2 teintés des troubles multiples de la personnalité. La lecture assidue du DSM-IV d'autrefois. Et la conviction absolue de n'être qu'un amas plus ou moins fonctionnel de traits border-line (hypersensibilité au rejet, intolérance à la solitude, vide intérieur), pimentés de phobies anxieuse plus obsessives que compulsives. Même si personne, encore, ne s'en était rendu compte.
Cette année-là, il y avait pourtant eu trois suicides de résidents dans les facultés de médecine du Québec. Les meilleurs. Les plus performants. Ceux à qui on aurait confié sa vie sans aucune hésitation...
«Pourquoi eux? Pourquoi pas moi? Comment personne n'a rien vu venir?» se demandait tellement Saul. «Mais elle est où alors cette fichue frontière entre la folie et la normalité?».
Malgré tous les DSM du monde occidental, la psychiatrie demeure une zone limite. Pas de prise de sang. Pas de radiographie. Rien qu'une dérisoire connaissance scientifique devant... le gouffre. Et la multitude des folies et des façons, à chaque fois unique, de vivre ses ombres. Et ses détresses...
Raison de consultation: document (annexe 1) à mettre au dossier
Annexe 1
Ça va pas très bien ces temps-ci J'ai des fourmillements dans les
pieds et dans les bras J'ai pas d'équilibre et j'ai peur de tomber Alors
je sors pas beaucoup Jamais en fait Chez moi c'est comme si c'était
toujours le dimanche après-midi Y'a jamais de lundi ni de nouvelle
semaine qui commence Je mange tout le temps J'ai un super gros ventre on
dirait presque que je suis enceinte mais y'a pas de bébé dans mon
ventre De toute façon les champignons dans mes murs m'intoxiquent Ma
voisine aussi La nuit elle m'envoie des ondes de champignons C'est
sûrement pour ça que je dors pas bien d'ailleurs Mais bon ça fait tout
de même un petit bout que j'ai pas été hospitalisée à Robert-Giffard J'ai
pas pu venir à mon dernier rendez-vous J'étais trop fatiguée Mais je
fais des poupées Avec des petits bouts de tissus que je trouve un peu
partout et plein de fils Je me rappelle que vous m'avez dit que vous
aimez les arts C'est rare les docteurs qui aiment ça comme vous Je vous
envoie une photo de ma poupée qui parle Voici ce qu'elle dit (mais
vraiment pas fort):
Livre-moi ton âme
Parce que c'est une partie secrète de mon âme à moi La plus belle
Pleine de couleurs de perles de pluie de cordons ombilicaux et de mamans
qui ont des bébés Et même si j'ai toujours voulu être
comme tout le monde et que je n'y arriverai jamais Je pense qu'il est
jamais trop tard pour faire un peu de poésie avec sa vie...