jeudi 27 mars 2014

(13) Livre-moi ton âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





Livre-moi ton âme

Livre-moi ton âme
M. N., 2014



1.

Très vite dans la vie, il est trop tard...

À vingt ans, trop tard pour de l'enfance.  À trente-cinq, déjà les conséquences de nos égarements.  À quarante et des poussières,  plus de nouveaux enfants.  À soixante-quinze, si tard pour presque tout...  Les quatre fois vingt ans (en principe) d'une vie d'homme ne sont que des fulgurances d'étoiles dans la ligne sans fin du cosmos.
Pourtant, il n'était pas  trop tard dans ce lourd dimanche pour que l'odeur du lait chaud sauve l'après-midi du Docteur Saul.  «Oh putain! Je déteste les dimanches creux... arghggg!!!!».  Ce parfum de petit-lait aux accents inclassables qui berce les émotions les plus fragiles.  Les moins raisonnables.  Celles que le langage, trop souvent, ne sait atteindre.
Ni traduire.

-Saul, mais qu'est-ce que tu as? interroge Ninon en déposant sa clarinette sur son trépied, inquiète devant le visage livide de Saul.

-Je ne sais pas...

-Tiens mon chéri, assieds-toi près du feu, je t'apporte un grand bol de lait chaud! rajoute Ninon, une caresse sur les joues tout à coup creusées de son époux.

Est-ce la musique Klezmer que pratique Ninon cet après-midi là?  Sa clarinette pareille à la voix gémissante de tout le peuple Juif?

Est-ce cette vieille photo, retrouvée dans le fond d'un tiroir de son bureau? Sous la pluie d'un été aux teintes vertes d'émeraude, on y voit Saul avec Valeria et Lou, il y a six ans à peine.  Autant dire un milliardième de seconde.  Mais la vie entière qui sépare l'image de ces petits enfants qu'ils ont été à ces jeunes adultes qu'ils deviennent, donne un terrible choc à Saul. 
«Et merde...» se dit-il étourdi, nauséeux, les mains soudainement moites.  Autour de sa gorge serrée, l'impression de deux paumes qui l'étranglent.
«Bonjour l'angoisse....»

-Mais Saul chéri, arrête de ressasser le passé comme ça!  Tu vas te rendre malade à la fin....  Regarde plutôt la chance que tu as d'avoir profité de chacun des petits instants que construit la vie de tes enfant!  Saul, tu es un père extraordinairement attentif et tendre...
-Oh ma Ninon...  Tu es un amour,  vraiment.... Mais je crois bien que ce sont encore ces foutus dimanches après-midi qui me font paniquer! répond Saul, des cernes de sueur sous ses aisselles, respirant son lait bien chaud pour tenter de calmer les palpitations de son coeur et la sensation  de sa mort imminente.
«Ma mort, foutaise...»  tente de se convaincre Saul.  «Un docteur en crise de panique, eh ben dis-donc, ça me fait une belle jambe ça!»
Sa narine droite en osmose avec sa narine gauche «innnnnnnnnspire....», les molécules de tryptophane viennent tranquillement endormir les agitations du lobe pré-frontal du Docteur Saul, «expiiiiiiiiiiiiiiire...».
-C'est fou le pouvoir de ce lait chaud dans le cerveau...  Mais encore plus le pouvoir de ta présence.... Comment ils font ceux qui n'ont pas la chance d'être auprès de toi? rajoute Saul un peu apaisé mais exténué,  sa paume droite gémissant à son tour le long du magnifique visage de sa femme.

2.

Pourquoi les dimanches?

Parce qu'ils précèdent le vertige des fameux lundis.  Et les crises d'angoisse de Saul.  Toutes pareilles à des clairons de cavalerie  «TARATATATA-TARATATATA-TARATATATATATAAATA» qui sonnent la charge.  Parce que chaque fois, il se demande si elles sont passagères.  Ou si elles resteront.
«Je suis fou ou non... ».

Saul se rappelle trop bien les bancs d'école de la Fac de Médecine.  Le cours de Psychiatrie générale.  Les cinq axes.  Les diagnostics différentiels; les bipolaires de type 1 ou 2 teintés des troubles multiples de la personnalité. La lecture assidue du DSM-IV d'autrefois.  Et la conviction absolue de n'être qu'un amas plus ou moins fonctionnel de traits border-line (hypersensibilité au rejet, intolérance à la solitude,  vide intérieur), pimentés de phobies anxieuse plus obsessives que compulsives.   Même si personne, encore, ne s'en était rendu compte.



Cette année-là, il y avait pourtant eu trois suicides de résidents dans les facultés de médecine du Québec.  Les meilleurs.  Les plus performants.  Ceux à qui on aurait confié sa vie sans aucune hésitation...
«Pourquoi eux?  Pourquoi pas moi? Comment personne n'a rien vu venir?» se demandait tellement Saul. «Mais elle est où alors cette fichue frontière entre la folie et la normalité?».
Malgré tous les DSM du monde occidental, la psychiatrie demeure une zone limite.  Pas de prise de sang.  Pas de radiographie.  Rien qu'une dérisoire connaissance scientifique devant... le gouffre.  Et la multitude des folies et des façons, à chaque fois unique, de vivre ses ombres.  Et ses détresses...

Raison de consultation: document (annexe 1) à mettre au dossier


Annexe 1

Ça va pas très bien ces temps-ci J'ai des fourmillements dans les pieds et dans les bras J'ai pas d'équilibre et j'ai peur de tomber Alors je sors pas beaucoup Jamais en fait Chez moi c'est comme si c'était toujours le dimanche après-midi  Y'a jamais de lundi ni de nouvelle semaine qui commence Je mange tout le temps J'ai un super gros ventre on dirait presque que je suis enceinte mais y'a pas de bébé dans mon ventre De toute façon les champignons dans mes murs m'intoxiquent Ma voisine aussi  La nuit elle m'envoie des ondes de champignons  C'est sûrement pour ça que je dors pas bien d'ailleurs Mais bon ça fait tout de même un petit bout que j'ai pas été hospitalisée à Robert-Giffard J'ai pas pu venir à mon dernier rendez-vous J'étais trop fatiguée Mais je fais des poupées Avec des petits bouts de tissus que je trouve un peu partout et plein de fils Je me rappelle que vous m'avez dit que vous aimez les arts C'est rare les docteurs qui aiment ça comme vous Je vous envoie une photo de ma poupée qui parle  Voici ce qu'elle dit (mais vraiment pas fort):
Livre-moi ton âme
Parce que c'est une partie secrète de mon âme à moi  La plus belle Pleine de couleurs de perles de pluie de cordons ombilicaux et de mamans qui ont des bébés Et même si j'ai toujours voulu être comme tout le monde et que je n'y arriverai jamais  Je pense qu'il est jamais trop tard pour faire un peu de poésie avec sa vie...

mercredi 12 mars 2014

(12) À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

Prix Goncourt 1919
Tome 2 (sur 7) de
«À la recherche du temps perdu»
Édition Gallimard 

«Autour de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de Marie, d'après-midi du dimanche, de croyances, d'erreurs oubliées.  J'aurais voulu la saisir.  Je m'arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l'arbuste.  Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l'aubépine pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses.  «Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps», me disaient les feuilles.»
 
Pour les merveilleuses jeunes filles (elles se reconnaitront) 
qui fleurissent autour de ma vie.

1.

Certaines voix sont uniques.  Et manquent cruellement au monde. 
Celle de Marguerite Duras.  Évidemment.  La petite musique inimitable Des journées entières dans les arbres.  Cette voix qui sait «Putain, comment elle s'y prend?» bouleverser la passion même.  Puis celle de Marcel Proust, de sa Recherche du temps perdu  et de ses Jeunes filles en fleurs.  Cette voix languissante aux grains sépias.   Pour égrener, entre sensualité et déliquescence,  nos quelques jours d'éternité...
D'autres encore ne sont uniques (et chéries) que pour leurs intimes.  Comme celle de Ninon.   Cette voix à qui manque pourtant le monde.  Surtout celui qui est printanier.
«Les arbres, les forêts, les feuilles, les arbustes, les fleurs d'aubépine... Mon oeil!». Cette voix qui n'en peut plus de ce temps qui ne passe assurément pas assez vite avant le retour de quelque chose qui pourrait s'apparenter au printemps «Et merde!».

-Rhââââââââ-Crotte!  Saul, je n'en peux plus de cette gadoue, de ce temps froid, de cette lassante grisaille, de cet interminable hiver québécois! Je veux des FLEUUUUUUUUURS!!!!  beugle Ninon enrobée dans son pull de laine lilas.  Le visage presque entièrement camouflé dans le long col roulé. 
-Oh, ma Ninon!  C'est bien vrai qu'il n'y a rien de plus impoli que les moins 28 degrés de mars à 7 heures du matin!   Tiens, ma pauvre chérie toute gelée,  voilà des fleurs pour te consoler... souffle Saul dans le cou rougi de laine rêche de son épouse, entre deux rayons de cette lumière si attendue.


La neige de novembre,  joyeuse dans son premier voile de magie, devient triste et presque glauque en mars.  Opaque.  Parfois sinistre, un peu comme les images des jours de révolte ukrainienne.  Pourtant, seulement quatre mois séparent ces deux neiges. Cent-vingt-jours. Tous ces jours dans l'esprit de l'hiver; une vie comme en veilleuse (calme, recueillement, parfois volupté), au plus près de l'infinie fragilité des choses.
Mais l'irrépressible besoin de couleurs «perce-neige, muguets, jonquilles, marguerites, pivoines, tulipes, lilas, fleurs de tilleul, feuilles de murier, fleurs d'oranger, aubépines et boutons de rose» oppresse l'âme de Ninon.  
Comme celle de Valeria.  
Cette jeune fille... toute en fleurs... 

2.


«Call me in the afternoon even by one by one/ Call me in the afternoon even by one by one...»  chantent les Half Moon Run, ainsi que Juliette, Léa, Rose et Valeria, dans l'habitacle trop serré de la voiture du Docteur Saul.  Sur la route qui mène, entre méandres glacés et détours vallonnés, vers la station de ski Owl's Head (limitrophe des lignes américaines), les filles, absolument intenables, jacassent, rigolent, pouffent, roucoulent, serinent... et recommencent dans le même désordre, ne laissant à Saul que peu de chance de se concentrer sur la route... et sur sa céphalée d'origine mixte.  Diagnostic hautement facilité par le manque de sommeil, les décibels en haute-voltige provenant de la bouche des demoiselles et par l'ingurgitation massive de whisky avec Pierre.  Le meilleur pote de Saul, accompagné de ses (trois) adolescentes.  
«Oh! Misère...»
Fille (une) pour filles, les deux amis ont plutôt décidé d'en prendre leur parti et de les amener, toutes, pour quelques jours à la relâche de mars, s'éventer les neurones (et accessoirement les hormones) sur les pistes de ski de l'Estrie.  Et de donner un semblant de congé à Lou, le petit frère de Valeria «J'en ai vraiment marre des filles, papa!  Elles sont vraiment chiantes... Elles pètent les plombs pour absolument rien et ne parlent que de garçons...». Et à Ninon, qui préfère contempler ses fleurs dans la chaleur du J∅tul, que de se les geler (manière de parler) en pleine nature.  Aussi belle soit-elle...

Ces toutes gaies jeunes filles, étourdies et si coquettes, raviraient sans l'ombre d'un doute la sensibilité organique de Monsieur Marcel Proust.  Ces jeunes filles qui enchantent, encore plus qu'ils ne veulent bien l'admettre (et ce malgré le mal de tête), Saul et Pierre, les deux papas conquis.  Parce qu'à défaut de printemps, Valeria, Léa, Rose et Juliette remplacent en soleil et en bouquet fleuri ces jours de mars trop froid.

Et devant l'oeuvre entière qu'est leur sourire, puis cette manière gracile d'envisager leurs mains (et leurs quarante doigts) comme des paroles de chanson, même Saul semble pouvoir abolir les limites imposées par le temps.  Ce fameux Temps Perdu.  Celui que le Docteur Saul pourchasse sans fin, sans jamais pouvoir n'attraper que le bout de sa propre moustache (qu'il n'a pourtant pas). 

-C'est tout bête Saul, elles me tombent sur les nerfs, elles m'exaspèrent, elles m'épuisent, elles me prennent tout mon fric, tout mon espace physique ET mental, mais regarder mes filles, c'est m'offrir un brin d'éternité...  L'éternité la plus joyeuse à laquelle je n'aurais jamais pu rêvée.... confie Pierre à Saul, devant le tableau vivant de ces quatre grâces.

«Et merde... Nos jeunes filles seront bientôt des femmes... Elles ne glousseront plus autour de nous comme des dindes survoltées du matin au soir... » songe Saul, papa nostalgique avant l'heure. «Je ne pourrai jamais savoir quelle sorte de vieille femme deviendra ma belle Valeria adorée... et quel visage lui tricotera sa vie...» 

Et en appelant le dossier  P766666, le Docteur Saul se rappelle trop bien, une épée effilée tournoyant dans son cadre colique complet (côlon ascendant, droit comme descendant) que ces demoiselles partiront bien vite et qu'il ne lui restera plus qu'à causer avec les feuilles des arbustes du printemps.
-Mme Pauline L., salle C!  Mme Pauline L. salle C!

Raison de consultation: suivi régulier femme de 80 ans 

Le Docteur Saul est toujours ravi de voir Mme Pauline.  Dans son port de tête, de l'élégance.  Dans ses prunelles, de la jeunesse.  De la beauté en paillettes au pourtour de toutes ses rides.  Et cette façon rieuse d'envisager la mort, surtout....

-Bonjour Madame Pauline, quel plaisir de vous revoir!  Vous m'avez l'air très en forme cet après-midi?  Ma fois... vous rajeunissez à chaque nouvelle rencontre!

-Ah, Docteur Saul!  Comme votre mère vous a bien élevé!  Les femmes de mon âge doivent savoir tricher un peu avec le temps!  Une écharpe de soie rouge, un peu de rose aux joues et aux lèvres, des cheveux bien propres et voilà... le tour est joué!  sourit Mme Pauline.  Je n'ai jamais, oh mon dieu jamais cessé de prêter quelques coquetteries à mon apparence, rajoute-t-elle,  pétillante.

Les yeux mi-clos, le Docteur Saul semble presque reconnaître les gloussements exaltés de Valeria, de Léa, de Rose et de Juliette à travers la voix de Mme Pauline.  Le timbre de la désinvolture gracieuse des demoiselles semble avoir confondu les âges.  Tout droit sorti de la gorge de cette vieille femme.  Et de ce qu'elle a su préserver de fébrilité contagieuse.  Cette femme à qui pourrait ressembler, un jour,  sa Valeria....

Parce que... 

À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

... Le Temps n'existe plus...