vendredi 25 avril 2014

(15) Tous les (vieux) arbres ont une âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Tous les (vieux) arbres ont une âme




1.

La vie est tragique.   Mais ça ne vaut sans doute pas la peine d'en faire tout un plat...

Sauf si ces plats sont des Villeroy & Boch (depuis 1748).  Et surtout ces très jolies tasses aux fines dorures de colibris et de papillons de nuit.  Celles que Ninon et Saul ne se lassent pas d'utiliser pour les brefs moments volés au chaos et au reste; un thé citronné pour deux, une nappe bigarrée de fleurs de printemps «printemps? c'est quoi ça?», un instant en survol de prunelles pour étirer le bonheur d'une pause amoureuse.

-Oh Saul!  Comme je les adore, nos tasses de porcelaine!  T'as vu le papillon bleu?  Pshhhhhhhhhhh! Je peux presque l'entendre faire voleter ses ailes... commente Ninon, sa tasse collée sur son oreille droite. Et c'est encore plus joli tout ça avec un biscuit... ou deux, en parfait équilibre sur la soucoupe-fougère.
-Un biscuit ou deux... que tu peux aussi me glisser directement entre les dents... répond Saul, l'iris entièrement concentré sur Ninon.
-M-I-A-M Docteur Saul! ajoute Ninon, suave, quelques uns de ses doigts en caresse sur la bouche  de son mari.  
-On pourra très bientôt dire que dans les plats, tu n'auras définitivement plus les pieds ma chérie... répond Saul, qui dépose sa tasse à la va-vite sur la table de bois, Ninon dans ses bras jusqu'à l'étage.  Pour continuer le doux labeur «c'est tout le risque des pauses-cafés...» de l'amour et du mariage.

Est-ce que le tout bête et simple bonheur conjugal est exempt de tragédie?

Est-ce que, a contrario, ce bonheur conjugal (simple et bête) peut protéger contre le drame?

«CLANGGGGGGG!!!!!»

-Saul! SAULLLLLLLLLL!!!!!  hurle Ninon de sa voix de stentor hystérique.  Putain!!!! Le chien Paul est encore monté sur la table pour bouffer les miettes des biscuits et les magnifiques tasses de ma vieille tante May se sont horriblement fracassées sur le sol!!! 
AHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH! 
Sale clébard! Je vais te TUERRRRRR!!!!!  rajoute-t-elle, les cheveux défaits et la chemise à peine boutonnée, à la suite du chien Paul tétanisé (et avalant de travers, il va sans dire), la queue entre ses deux pattes arrières.  Je t'avais toujours dit Saul que je n'en voulais pas de ce foutu chien, GRRRRRRRRR!!!!!! Tu ne m'as pas écoutée et regarde le bordel dans lequel on est maintenant... dit Ninon en pointant les éclats de porcelaine éparpillés dans tous les coins de la salle à manger.

-Oh! Ninon! Calme-toi, veux-tu!  Je comprends que tu soies déçue pour les jolies tasses de tante May mais franchement, ce n'est tout de même pas la fin du monde et à ce que je sache, personne n'est en train de te trancher la gorge ou de t'arracher la terre des citronniers de tes ancêtres dans un monde stupidement en guerre depuis des siècles et des siècles, amen!

-Pffffffffffff....  Saul, tu ne comprends VRAIMENT rien à rien... ajoute Ninon, pas très loin du mépris,  en claquant avec fracas la porte derrière elle. «RE-BANGGGGG!!!!!»

- ... (silence), dit Saul.


2.

Ainsi va la guerre des tranchées.  Même dans les mariages les plus heureux.

Guerre heureusement soignée à grand coup de «Pardonne-moi Saul! Oh! Pardonne-moi... Je ne sais pas trop ce qui m'a prise...» et de tonnes de baisers.  Ce qui est beaucoup moins vrai pour l'interminable conflit entre les Juifs et les Palestiniens (mais ont-ils déjà essayé la technique pardons-baisers?).
 
«Ohlala! Des drames 100% véritable nous pendent pourtant au bout du nez, Ninon et moi!  Où serons-nous rendus là?» ne peut s'empêcher de se demander Saul, en ballade nocturne avec le chien Paul (repenti) devant le C.H.S.L.D. (centre d'hébergement et de soin de longue durée) du quartier.  Au travers les chambres aux fenêtres closes, Saul imagine le samedi soir de ces bénéficiaires.  Leurs quatre-vingt cinquième ans passés.  La solitude de leur petit 15 mètres carrés.  L'odeur sans saveur des couloirs blancs.  La dérive des neurones.

«Oh putain! On est un homme tout en croissance et en muscles, puis un étudiant en médecine plein d'avenir.  Un époux épanoui par l'amour de sa femme et plein de la tendresse échangée avec ses enfants.  Un docteur apprécié, un ami festif, un citoyen poétique, un fils et un frère solide puis... on devient plus rien.... et il fait si noir... » se dit encore Saul, troublé devant cette vieillesse que, à presque 50 ans, il peut commencer à envisager.

Pourtant, les plus vieux arbres ne sont-ils pas aussi les plus nobles?

Ils déploient leur souffle magique sur une terre assoiffée de leur force et de leur mystère; Oliviers centenaires, Arganiers du Maroc, Baobabs de deux mille ans.  Platanes, Sequoia, Grands Chênes et Marronniers.  Hêtres ou Citronniers....

«Alors ce soir,  que me dirait Monsieur Gustave?»



Raison de consultation: CHSLD 


Monsieur Gustave avait été, autrefois, jardinierIl chérissait les arbres; racines, écorce, houppe et cime.  «Un homme de peu de mot...».  De ces hommes pour qui chaque parole compte.  Jamais lancée pour combler le vide.  Pour séduire les femmes.  Ou par simple mauvaise habitude.  Grace, la femme anglaise de Monsieur Gustave, avait été élevée sur les landes vertes du Yorkshire auprès des roses, des chats et du souvenir des Soeurs Brontë. 
«Dégénérescence maculaire.  Chute à répétition.  Fracture de la hanche.   Perte progressive d'autonomie.» Le couple, la mort dans l'âme, avait dû quitter leur maison pour la résidence de personnes âgées.

-Docteur Saul, ma Grace perd définitivement la tête!  Elle part, comme ça,  toute seule, sans m'avertir,  en plein milieu de la nuit en disant rejoindre Emily ou Charlotte ou Anne... raconte Monsieur Gustave, chaque consonne prononcée avec une infinie douleur. En un chapelet de mots que la pensée ne veut pas reconnaître.  Et la résidence n'est pas équipée  pour s'occuper des personnes devenues comme ma belle Grace...
Malgré toutes les tentatives de la travailleuse sociale, Grace a dû être placée en CHSLDMais sans Monsieur Gustave. Parce qu'il n'y a pas de place.  Et que Monsieur Gustave n'a pas les critères pour y être admis.
-Je suis tellement désolé, Monsieur Gustave.  Le système est tellement mal fait.  Et séparer les couples de cette façon est d'une violence... inouïe... dit Saul, retenant les frissons de sa voix en pensant à Ninon.  Au tragique de la séparation des couples qui s'aiment depuis toujours.
-Ma Grace a peut-être perdu la tête, mais moi j'ai besoin de sentir l'odeur de rose et de landes qui traîne à tout jamais sur sa peau. J'ai besoin de lui tendre ma paume et de masser son cou.  J'ai besoin de m'étendre près de son corps pour affronter la nuit.  J'ai besoin d'être là pour elle, comme je l'ai fait dans ses 62 années que nous avons partagées ensemble.  Comment peut-on oublier que ...
 
Tous les (vieux) arbres ont une âme 

... et qu'il faut tout faire, Docteur Saul, tout faire pour les protéger*...



* La FIQ (fédération des infirmières du Québec) caresse un rêve.  Celui de maisons pour personnes âgées à échelle humaine, où ces dernières pourraient habiter jusqu'à leur décès sans subir des déménagements chaque fois que leur condition requiert plus de soins.   Alexandre Jardin, invité au dernier congrès de la FTQ  a nommé les infirmières du Québec en action Les Zébrettes.  
Le Devoir, Les samedi 19 et dimanche 20 avril 2014, page A-3
 

mercredi 9 avril 2014

(14) Je suis le capitaine de mon âme

(14) Je suis le capitaine de mon âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Je suis le capitaine de mon âme

Invictus

Un poème de  William Henley
1875

Dans les ténèbres qui m'enserrent,
Noires comme un puits où l'on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu'ils soient,
Pour mon âme invincible et fière,

Dans de cruelles circonstances,
Je n'ai ni gémi ni pleuré,
Meurtri par cette existence,
Je suis debout bien que blessé,

En ce lieu de colère et de pleurs,
Se profile l'ombre de la mort,
Je ne sais ce que me réserve le sort,
Mais je suis et je resterai sans peur,

Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.



 1.
Alors voila!

«Bang!!!» 

 Juste comme ça!  En une seule (et unique) seconde!

-Papa!!!! PAPAAAAAA! Le chat sans-nom numéro deux vient de se faire frapper par une voiture, hurle Lou, le visage cramoisi.  Lou, tout à coup si minuscule malgré ses presque quinze ans, ses pieds chaussure 11 et son mètre 78 de voix imprécise. Cette voix qui oscille quelque part entre du très aiguë  «Paaaaapaaaaaa»  et du trop grave.

Saul accourt vers les lieux du drame «Oh! My God! Une chance que Ninon et Valeria ne sont pas là pour voir ça...». Ça étant, le gracieux chat sans-nom numéro 2, celui qui savait si bien allonger jusqu'à l'infini ses pattes de chocolat doré, captant tous les dégradés possibles de lumière au travers les carreaux de la maison.  Même celle presque absente des journées de neige d'avril « ouais, je sais...».

-Il est dans un très mauvais état, Lou! Retourne vite à la maison me chercher une boîte de carton avec une couverture chaude.  On l'y placera et je l'amène illico-presto chez le vétérinaire... T'inquiète mon Lou, on va faire en sorte qu'il ne souffre pas!

Le poétique et fier félin, étendu entièrement sur le flanc droit, bouge à peine.  À chacun des souffles en decrescendo, un jet de sang traverse sa bouche et ses minuscules crocs. Ses pattes arrières sont en bouilli.  Celles de devant visiblement fracturées à de trop nombreux endroits. «Polytraumatisé hémodynamiquement instable, hémo-pneumothorax bilatéral, hémorragie et perforation  des organes internes, Glasgow; vraiment pas fort».  Ses miaulements quasi inaudibles traversent le coeur de Saul.

-Vous savez, il n'y a  rien que l'on puisse faire pour le sauver... Au moment où l'on se parle, votre chat en est à ses dernières heures et il faut surtout travailler au soulagement de ses douleurs.  Nous pouvons procéder à une euthanasie, si vous le désirez... dit la vétérinaire du quartier, d'un ton calme, professionnel et compatissant.  

Le Docteur Saul et son fils Lou, au chevet de l'animal mourant, lui tiennent ce qui fait figure de patte tout en caressant sa douce tête et le creux de ses deux oreilles.  Lou retient à peine ses larmes.  Saul, pas du tout.  Assister à la mort le chavire chaque fois. «Chats, chiens, hommes, femmes». La vétérinaire lui injecte délicatement  le médicament létal qui abrègera la souffrance.

-Au revoir mon beau chat sans-nom numéro 2...  Et merci surtout à toi de nous avoir offert ta grâce quotidienne.  Nous te saluons et te souhaitons le plus doux des voyages vers le paradis des chats...  souffle Saul en guise de prière, tenant bien enlacé les épaules tremblotantes de son fils.
Saul qui, beaucoup trop de fois outré,  a assisté à des morts froides et cliniques, à l'urgence comme aux étages des hôpitaux.  Sans l'ombre d'un recueillement chez le personnel surchargé. «Allez! Au suivant!»

Tous les muscles de la bête se détendent d'un seul coup.  Un sourire au travers les longues moustaches, le chat sans-nom numéro 2 rend son âme à l'ordre du monde.  Avec dignité.  Sans panique.  Sans heurt.  Presque amoureusement...


2.

«Oh Boy! Y'a pas que le chaton qui est moribond!» se dit Saul, au lendemain des élections québécoises du 7 avril 2014.  «C'est tout comme si la population québécoise entière avait décidé d'euthanasier le Parti Québécois... mais sans son accord, ça c'est certain!»

Le départ de la première ministre sortante du Québec Madame Pauline Marois, contrairement à celui du chat sans-nom numéro 2, ne se fait pas sans heurt.  Et même le projet de loi de la ministre Hivon pour l'aide à mourir est mort dans l'oeuf.  Ce qui, en plus d'être étonnamment de mauvais augure (dans les circonstances), fait particulièrement rager Monsieur P., le patient irascible, colérique et belliqueux du Docteur Saul.

-Il faut l'excuser vous savez... Monsieur P. vit une expérience tellement difficile! souligne souvent le Docteur Saul aux infirmières à domicile qui ragent à leur tour contre le patient.   Blasphèmes.  Contrepèteries obscènes.  Propos mal léchés (et j'en passe).  

-Mais comment mener sa vie correctement dans un tel contexte?  En plus de la dégringolade époustouflante du prolifique homme d'affaire qui a tout perdu à cause de sa maladie; sa femme, son fric, sa maison, Monsieur P. voit chaque jour ses forces diminuées, son autonomie en peau-de-chagrin et ses douleurs devenues presque insoutenables.  Rivé à son lit 24 heures sur 24 dans son appartement glauque, infections sur infections, Monsieur P. est tributaire de vous toutes, même pour les besoins les moins nobles.... leur répète-t-il souvent.

-Ouais ben moi, dans les circonstances, pffffffffff, je la ferais courte la solution... remarque Juliette, la collègue infirmière du Docteur Saul.

Évidemment, tout le problème est là.

Et Juliette n'est surtout pas la seule à y penser...  Mais le cadre législatif au Québec ne permet pas qu'on puisse abréger les souffrances d'un patient comme Monsieur P.  Parce qu'il n'y aura pas mort d'homme à court terme.  Parce qu'on ne peut parler franchement de soins palliatifs dans son cas.  Parce que la sévère sclérose en plaques de Monsieur P. est un cancer pernicieux qui prend (tellement) son temps.

Raison de consultation: visite à domicile

-Mautadit trous-de-cul de cinciboires! Ils auront même pas eu le temps de me faire un projet de loi qui a de l'allure!  Y'a peut-être l'autre mec handicapé en chaise roulante* au gouvernement fédéral qui va tenter de pousser pour le droit d'obtenir de l'aide à mourir, jériboires!  Qu'est-ce que vous en pensez-vous, Docteur Saul???

-Euhhhhhhh.....

-Ben crucifix de calvaire, c'est pas une réponse ça, Doc!!!!  

-Mais vous savez Monsieur P. que vous ne serez jamais seul.  Que nous mettrons toujours tout en place pour votre confort.  Que vous aurez toujours tous les services possibles et que nous pourrons toujours contrôler vos douleurs....

-Arrêtez-moi ça!  On croirait presque entendre un politicien qui vend sa salade!  Stopppppppp! les jérémiades Doc... Tout ça c'est des osties de conneries.... Et vous le savez très bien... Y'a RIEN qui peut allèger ce bordel dans lequel JE suis et qui est là, 24 fucking heures sur 24.  Le matin quand j'ouvre les yeux après avoir pas dormi.  Le soir quand j'essaie de les fermer pour voir ailleurs si j'y suis.  Le bon Dieu, il a dû se tromper quelque part...

Le Docteur Saul se mord les doigts, la sueur au front.  Il pense au chat sans-nom numéro 2.  À la tendresse auquel lui, il a eu droit.  À la douceur dans l'horreur.  Quelque chose cloche... devant lequel il n'a pas de réponse...

- La seule affaire qui me retient Doc, si vous voulez vraiment le savoir, c'est que je me doute bien que la petite piqûre que je vous demanderais quand je n'en pourrai vraiment plus, ça vous fera faire des cauchemars...  dit-il en hoquetant.  J'ai l'air d'un beau salaud comme ça, mais la seule fierté qui me reste, c'est de me dire que...

Je suis le capitaine de mon âme 
Je pense à tous les autres pauvres paumés comme moi.  Je pense à Mandela dans sa prison pendant 27 ans.  Et même si j'en fais chier plus d'un,  au fond, c'est MOI qui ai décidé, à ma façon, que j'allais faire face à toute cette merde en militant pour ce fameux projet de loi, sacrament d'hosties toastés!!!
* M. Fletcher, député conservateur au gouvernement fédéral canadien.