samedi 31 mai 2014

(17) Nos âmes-soeurs

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»




Nos âmes-soeurs
 Kamouraska
Mai 2014



Pour Carl, que personne n'oublie (on te l'avait bien dit, hein?)




1.

La mort lui a toujours foutu la frousse, au Docteur Saul...  «C'est vraiment nul pour un médecin...».

Oui, oui!  Le Docteur Saul le sait bien.   C'est naturel, la mort.  Ça arrive à tout le monde.  Tout le temps.    Il faut faire confiance au corps.  Il connaît la voie de sortie paraît-il, bien mieux que la conscience «Allez! Ouste!» .  La mort n'est peut-être rien.  Rien qu'un processus en ritournelle d'atomes en atomes.  Une explosion des limites de notre corps de sang et de lymphe.  Un mélange d'hier-aujourd'hui-demain-toujours en une fulgurance de secondes «Boum!».

C'est du joli tout ça!  Mais tout de même...

«Putain que ça me fait peur, ce bidule à la con!!!!» 

Peur de souffrir, sans doute.

Peur de se voir transformer en mourant.  Passer au vert de gris.  «C'est vraiment pas ma couleur préférée».  Manquer de souffle. 
Peur de perdre qui on est.  Celui qu'on a tenté de connaître.  Mais plus encore, perdre ceux qu'on aime.  Ceux que l'on chérit plus que tout.
Ninon.  Valeria et Lou.  Ses amis...

L'intenable vide.  «Aouch!!!!!»

Jeune étudiant en médecine, Saul avançait parcimonieusement à reculons, un pas en avant, trois pas derrière,  à chacun des laboratoires d'anatomie.  Il ne voyait jamais la magie du corps humain; l'émerveillement de ses collègues devant  l'incroyable mécanique des systèmes physiologiques.  Il jetait plutôt des regards de travers, brefs, dégoûtés, sur les visages cireux des cadavres.  Les visages jaunis et glauques de la mort. «Oh! My God!  C'est pas possible! On peut pas finir comme ça!  Vous pouvez être certain que je ne donnerai JAMAIS mon corps à la science....»

Puis, plus tard encore, pendant sa résidence en médecine familiale, Saul a voulu apprivoiser sa frayeur.  Cette aversion de la mort exacerbée par la fréquentation des macchabées d'anatomie.  Cette angoisse presque phobique tapie au fond de lui, quelque part entre le thorax et le périnée.  En descente vertigineuse le long des vertèbres de sa colonne lombo-sacrée.  Il a voulu redonner des visages aux mourants.
«Direction Maison de Soins Palliatifs Michel Sarrazin!  Tout en bas de cette côte, dans le chic Sillery!  Le Fleuve (encore lui) devant les prunelles...»

Après huit semaines à tout y faire; laver les corps, porter les bols de soupe, jouer du piano, écouter les souffles en decrescendo, tenir les paumes, noyer son regard dans l'horizon, potasser dans les potions chimiques des narcotiques sous toutes leurs formes, assister les familles, Saul en a eu une version différente.  Un point de vue plus poétique, dans ce milieu hyper protégé où tout était mis en oeuvre pour que le passage soit le plus doux possible.
«Y'a pas que les Bélugas qu'on devrait adopter au Québec! Adoptez donc un être humain en fin de vie! Prenez-en un peu soin! Vous pourrez apprivoiser cette mort que l'on ne montre jamais et dont surtout personne ne veut parler... »





2.

Mais maintenant, plus rien n'y fait!

Parce que c'est Pierre qui est mort.

Pierre.  Son vieil ami et collègue depuis toujours.  Celui avec qui il a fait tant de virées, accompagné de leurs enfants; Valeria, Lou et les trois filles de Pierre.   La pêche.  Le tennis.  Tant de whisky.  Tant de folies et d'amusements. Mais surtout ce soutien indéfectible qu'ils ont toujours partagé dans les moments vraiment durs.  Les divorces.  Les crises au bureau.  Les grands désarrois de l'existence.
L'amitié irremplaçable de Pierre qui savait toujours comment prendre Saul.  Qui le connaissait peut-être encore mieux que lui-même.  Et savait le guider mine de rien (et l'inspirer surtout) comme personne.
Mort.  Pierre était mort...

«C'est pas possible.  Pas mon ami... »

Non!  Rien n'y fait!

Pas même le ressac hypnotique des vagues «Peshhhhhhhhh! Peshhhhhhhhh!» de Kamouraska, où Ninon a traîné Saul pour bercer son chagrin.   Ni même l'infinie beauté de ces terres de jonc, d'aboiteaux et de foins salés du littoral du St-LaurentCe même fleuve, ce grand ami solide et vaste,  qui a accompagné la mort de tant de malades.

Raison de consultation:
 nos âmes-soeurs


 -Mais ne faites pas cette tête, Docteur Saul!  Vous savez, la mort n'est pas forcément un échec de la médecine!  lance Monsieur B. d'une voix ténue, les muscles phonatoires affaiblies par la  progression de la maladie de Lou Gehrig

-Comment pouvez-vous rester si serin Monsieur B.  devant l'inéluctable? ajoute Saul, regrettant aussitôt sa question qui manque cruellement de professionnalisme.  Saul si perdu depuis la mort de Pierre.  Dans un deuil impossible qui altère son jugement... Saul se gratte la tempe gauche, essuyant furtivement le liquide qui s'accumule soudain aux coins de ses yeux.

-Vous pleurez pour moi Docteur Saul?  Ou pour autre chose, alors?  Peut-être pleurez-vous pour vous...

-Mais... Mais... Comment pouvez-vous sentir mon... âme...  Monsieur B. ? répond le Docteur Saul, sans retenu, oubliant d'un seul coup qu'il est le médecin.  Celui qui guide.  Qui accompagne.  Celui qui doit savoir.  Qui est solide.  Et droit.  Celui qui soigne et guérit.  Mon meilleur pote, il est mort...  Et moi, je sais pas comment vivre sans sa présence.  Je sais pas comment vivre sans ceux qu'on aime.  Je comprends rien.  Je comprends foutûment rien à cette mort de merde qui me rend dingue.... 

- ... (silence)

-Oh! Pardonnez-moi Monsieur B. !!! C'est vraiment trop con tout ce que je dis... Et vous qui êtes si malade...

-Non, non, Docteur Saul!  Je vous préfère définitivement comme ça qu'engoncé dans vos tics de médecin paternaliste et ennuyant,  rigole Monsieur B.  Là où je suis rendu, j'ai surtout envie de vérité!  Tout le reste, ça m'ennuie terriblement... 
Et je vais vous dire un secret, Docteur Saul!  Les morts sont heureux...  C'est ceux qui restent qui défaillent...
Ouvrez bien votre coeur et votre corps, très  précisément du dessus de votre tête au bout de vos dix orteils,  Docteur Saul!  Parce que ceux qui ont été dans la vie nos pères, nos mères, nos tantes et oncles, nos frères, soeurs, amis, parfois même nos enfants et qui sont partis, comme votre ami Pierre, tous ils sont...

... nos âmes-soeurs

Tous SONT ce grand fleuve devant nous, ils nous montrent le chemin vers ce qui ne se s'envisage pas....  Ce qui ne peut se comprendre...
Écoutez simplement la leçon du St-Laurent, Docteur Saul...
Écoutez-le bien...
 «Peshhhhhhhhh! Peshhhhhhhhh!»


FIN



NB: C'est bien le patient du Docteur Saul qui a le dernier mot de la sagesse!  Merci à TOUS mes patients à moi, qui m'aident à vivre.  Et plus tard, m'aideront sans doute à mourir...
Docteure Renée Laberge

dimanche 11 mai 2014

(16) Faire l'âmour

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»



Faire l'âmour





1.


Le Docteur Saul en  avait bavé.  Avec les jeux de l'amour.  Et du hasard.

Avant sa lumineuse rencontre avec Ninon, le destin (ou le vilain inconscient) l'avait placé devant les mauvaises filles.  De celles pour qui aimer s'apparente à une longue quête d'insatisfaction en série: «Saul, tu ne me parles pas assez de toi.  Tu ne m'aimes pas comme il faut (et c'est quoi ça, aimer comme il faut?).  Tu ne me dis JAMAIS que je suis belle. Tu es si souvent distrait; on dirait que je ne suis pas importante pour toi.  Tu ne m'embrasses pas et tu ne me tiens pas la main en public; c'est comme si tu avais honte d'être avec moi.»

«moi-moi-moi-Moi-MOI-MOIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII»

Le Docteur Saul a donc été convaincu, pendant trop longtemps, d'être simplement un mauvais amoureux.  De ceux qui ne savent pas trop comment rendre heureuses toutes ces Girls à l'esprit sur-critique.  Et (malheureusement) aux corps de rêve.

Oh! Désir! Quand tu nous tiens...

«Je n'y comprends tout de même rien de rien aux filles ...  Quand, enthousiaste,  j'insiste pour les voir rapidement, elles me traitent de harceleur.  Quand je respire par le nez, elles me disent qu'elles sont avec un autre; pas assez vite Docteur Saul.  Quand je leur dis qu'elles sont particulièrement en beauté ce soir, elles me  répondent: et les autres soir alors,  j'étais moche peut-être?».

Le seul reproche que les filles ne lui avaient jamais adressé, c'était sur sa façon d'envisager l'amour physique.  Une façon de faire l'amour qui n'avait absolument rien à voir avec une façon de faire la guerre.  Tout son contraire.
Le Docteur Saul (qui n'était détenteur d'aucun sex-appeal particulier), chez qui on ne pouvait deviner ce don (talent, inclinaison, prédisposition génétique, autre...) et par une alchimie étrange hors de sa raison même,  était un amant délicieux.

Les femmes s'inquiétaient en premier de son air égaré.  Puis de cette manière de ne pas trop savoir s'y prendre.  De flirter comme un plombier (et encore).  Elles ne comprenaient globalement rien de son humour.  Ni des voies sinueuses de sa pensée.   Encore moins des détails souvent un peu absurdes de son âme.
Mais quand le Docteur Saul atterrissait, dans une lenteur infinie et presque en suspens au-dessus de leur corps...  Fine commissure des lèvres, lobe tendre des oreilles «mmmmmmmmmmm....», ailes palpitantes du nez, liséré d'aisselles odorantes,  creux profond d'échine, dégradé en poésie de nuque, chaire de cuisses frémissantes...   Tout s'envolait «wouuuuuuuuu.....» en brasier de passion charnelle.  Et ces mêmes femmes éclaboussaient les édredons du lit du Docteur Saul, en hoquetant «aaaaaaaaa...» de plaisir brut.   
«Ah! Fontaine... Il ne faut jamais dire fontaine,  je ne boirai pas de ton eau.»

2.

La logique voulait que, puisqu'il était Docteur, Saul pouvait tout comprendre du corps.  Mais de sa fonction à son animation, un corps de femme possédait des millions de serrures et de clefs que, docteur ou pas, il n'était pas facile de décoder.  Et l'amour n'avait certainement rien à voir avec la logique.  Encore moins avec les laboratoires d'anatomie sur cadavres. «oufffffff!!!!»

Pourtant, la longue fréquentation des corps meurtris des patients du Docteur Saul lui avait  enseigné la voie Royale de l'Amour physique:

Corps blessés.  Corps chimiothérapeutisés, radiothérapeutisés.  Corps chirurgicalisés.  Corps en douleur.  Mauvais corps d'infirmités.  Corps alités.  Corps en chaise roulante.  Corps sans repos.  Corps obèses.  Corps gris des mourants.  Corps ivres des alcooliques.  Corps égarés des psychotiques.  Cors aux pieds.  Corps crochus.  Pointus.  Fiévreux.  Inflammés.  Corps cardiaques.  Corps pulmonaires.   Corps sans grâce.  Corps transpercés.  Corps stomatisés.  Corps dialysés.  Corps médicalisés.  Poly-médicamentés.  Corps utérins vendus.

À corps perdus.

Parce que devant ce bestiaire des corps brisés des Animaux humains, le Docteur Saul n'a vraiment trouvé rien de mieux... que de respirer.
«Innnnnnnnnnnspire, Expiiiiiiiiiiire...» 
Pour le simple plaisir de sentir l'air gonfler son thorax.
Et qu'au simple plaisir de respirer, se sont greffés les  millions d'infinitésimaux plaisirs que peut offrir un corps en marche.
Avec une attention toute nouvelle aux murmures secrets de ses alcôves.  Une attention soudainement consciente de la chance d'être tout simplement en vie.  Et une façon bienveillante, presque mystique, de célébrer cette vie qui passe au travers ce corps.  Et celui des femmes dans son lit...
«Le véritable Éros n'est sans doute pas une question de performance ou d'esthétique corporelle... C'est autre chose... Ailleurs....»

Raison de consultation: Prostatectomie radicale


-Et comment ça va avec votre épouse, Monsieur Paul, après votre chirurgie? demande gentiment le Docteur Saul, tout de même un peu inquiet pour son patient, post-op 90 jours d'une prostatectomie radicale pour cancer de la prostate.

-C'est très étrange, Docteur Saul!  Mon urologue semble m'avoir sauvé la vie, parce que si je gardais ma prostate, je m'en allais au grand galop dans le trou.... Mais ce qu'il ne sait pas, c'est qu'il a aussi sauvé mon mariage. En transformant ma sexualité, répond Monsieur Paul.  Avant, je crois que je n'étais qu'un manuel stéréotypé d'efficacité de mes corps bulbo-caverneux.  Et ma femme, toujours si polie, mimait sans doute le plaisir plus qu'elle ne s'y abandonnait, rajoute-t-il.
Maintenant, mon sexe est devenu un objet beaucoup moins intéressant.  Mais tout le reste de mon corps s'est tout à coup mis à s'activer.  Je ne me connaissais pas ses ressources insoupçonnées de sensations mais surtout d'attentions au corps formidablement en vie de mon épouse.  Avec la mort de ma prostate, je me suis pris d'une interminable envie de...

Faire l'âmour

... avec ma femme.  Avec toutes les nuances de mon âme.  Et je crois, sincèrement,  que nous n'avons jamais été si heureux, amoureux et proche l'un de l'autre....