mercredi 9 avril 2014

(14) Je suis le capitaine de mon âme

(14) Je suis le capitaine de mon âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Je suis le capitaine de mon âme

Invictus

Un poème de  William Henley
1875

Dans les ténèbres qui m'enserrent,
Noires comme un puits où l'on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu'ils soient,
Pour mon âme invincible et fière,

Dans de cruelles circonstances,
Je n'ai ni gémi ni pleuré,
Meurtri par cette existence,
Je suis debout bien que blessé,

En ce lieu de colère et de pleurs,
Se profile l'ombre de la mort,
Je ne sais ce que me réserve le sort,
Mais je suis et je resterai sans peur,

Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.



 1.
Alors voila!

«Bang!!!» 

 Juste comme ça!  En une seule (et unique) seconde!

-Papa!!!! PAPAAAAAA! Le chat sans-nom numéro deux vient de se faire frapper par une voiture, hurle Lou, le visage cramoisi.  Lou, tout à coup si minuscule malgré ses presque quinze ans, ses pieds chaussure 11 et son mètre 78 de voix imprécise. Cette voix qui oscille quelque part entre du très aiguë  «Paaaaapaaaaaa»  et du trop grave.

Saul accourt vers les lieux du drame «Oh! My God! Une chance que Ninon et Valeria ne sont pas là pour voir ça...». Ça étant, le gracieux chat sans-nom numéro 2, celui qui savait si bien allonger jusqu'à l'infini ses pattes de chocolat doré, captant tous les dégradés possibles de lumière au travers les carreaux de la maison.  Même celle presque absente des journées de neige d'avril « ouais, je sais...».

-Il est dans un très mauvais état, Lou! Retourne vite à la maison me chercher une boîte de carton avec une couverture chaude.  On l'y placera et je l'amène illico-presto chez le vétérinaire... T'inquiète mon Lou, on va faire en sorte qu'il ne souffre pas!

Le poétique et fier félin, étendu entièrement sur le flanc droit, bouge à peine.  À chacun des souffles en decrescendo, un jet de sang traverse sa bouche et ses minuscules crocs. Ses pattes arrières sont en bouilli.  Celles de devant visiblement fracturées à de trop nombreux endroits. «Polytraumatisé hémodynamiquement instable, hémo-pneumothorax bilatéral, hémorragie et perforation  des organes internes, Glasgow; vraiment pas fort».  Ses miaulements quasi inaudibles traversent le coeur de Saul.

-Vous savez, il n'y a  rien que l'on puisse faire pour le sauver... Au moment où l'on se parle, votre chat en est à ses dernières heures et il faut surtout travailler au soulagement de ses douleurs.  Nous pouvons procéder à une euthanasie, si vous le désirez... dit la vétérinaire du quartier, d'un ton calme, professionnel et compatissant.  

Le Docteur Saul et son fils Lou, au chevet de l'animal mourant, lui tiennent ce qui fait figure de patte tout en caressant sa douce tête et le creux de ses deux oreilles.  Lou retient à peine ses larmes.  Saul, pas du tout.  Assister à la mort le chavire chaque fois. «Chats, chiens, hommes, femmes». La vétérinaire lui injecte délicatement  le médicament létal qui abrègera la souffrance.

-Au revoir mon beau chat sans-nom numéro 2...  Et merci surtout à toi de nous avoir offert ta grâce quotidienne.  Nous te saluons et te souhaitons le plus doux des voyages vers le paradis des chats...  souffle Saul en guise de prière, tenant bien enlacé les épaules tremblotantes de son fils.
Saul qui, beaucoup trop de fois outré,  a assisté à des morts froides et cliniques, à l'urgence comme aux étages des hôpitaux.  Sans l'ombre d'un recueillement chez le personnel surchargé. «Allez! Au suivant!»

Tous les muscles de la bête se détendent d'un seul coup.  Un sourire au travers les longues moustaches, le chat sans-nom numéro 2 rend son âme à l'ordre du monde.  Avec dignité.  Sans panique.  Sans heurt.  Presque amoureusement...


2.

«Oh Boy! Y'a pas que le chaton qui est moribond!» se dit Saul, au lendemain des élections québécoises du 7 avril 2014.  «C'est tout comme si la population québécoise entière avait décidé d'euthanasier le Parti Québécois... mais sans son accord, ça c'est certain!»

Le départ de la première ministre sortante du Québec Madame Pauline Marois, contrairement à celui du chat sans-nom numéro 2, ne se fait pas sans heurt.  Et même le projet de loi de la ministre Hivon pour l'aide à mourir est mort dans l'oeuf.  Ce qui, en plus d'être étonnamment de mauvais augure (dans les circonstances), fait particulièrement rager Monsieur P., le patient irascible, colérique et belliqueux du Docteur Saul.

-Il faut l'excuser vous savez... Monsieur P. vit une expérience tellement difficile! souligne souvent le Docteur Saul aux infirmières à domicile qui ragent à leur tour contre le patient.   Blasphèmes.  Contrepèteries obscènes.  Propos mal léchés (et j'en passe).  

-Mais comment mener sa vie correctement dans un tel contexte?  En plus de la dégringolade époustouflante du prolifique homme d'affaire qui a tout perdu à cause de sa maladie; sa femme, son fric, sa maison, Monsieur P. voit chaque jour ses forces diminuées, son autonomie en peau-de-chagrin et ses douleurs devenues presque insoutenables.  Rivé à son lit 24 heures sur 24 dans son appartement glauque, infections sur infections, Monsieur P. est tributaire de vous toutes, même pour les besoins les moins nobles.... leur répète-t-il souvent.

-Ouais ben moi, dans les circonstances, pffffffffff, je la ferais courte la solution... remarque Juliette, la collègue infirmière du Docteur Saul.

Évidemment, tout le problème est là.

Et Juliette n'est surtout pas la seule à y penser...  Mais le cadre législatif au Québec ne permet pas qu'on puisse abréger les souffrances d'un patient comme Monsieur P.  Parce qu'il n'y aura pas mort d'homme à court terme.  Parce qu'on ne peut parler franchement de soins palliatifs dans son cas.  Parce que la sévère sclérose en plaques de Monsieur P. est un cancer pernicieux qui prend (tellement) son temps.

Raison de consultation: visite à domicile

-Mautadit trous-de-cul de cinciboires! Ils auront même pas eu le temps de me faire un projet de loi qui a de l'allure!  Y'a peut-être l'autre mec handicapé en chaise roulante* au gouvernement fédéral qui va tenter de pousser pour le droit d'obtenir de l'aide à mourir, jériboires!  Qu'est-ce que vous en pensez-vous, Docteur Saul???

-Euhhhhhhh.....

-Ben crucifix de calvaire, c'est pas une réponse ça, Doc!!!!  

-Mais vous savez Monsieur P. que vous ne serez jamais seul.  Que nous mettrons toujours tout en place pour votre confort.  Que vous aurez toujours tous les services possibles et que nous pourrons toujours contrôler vos douleurs....

-Arrêtez-moi ça!  On croirait presque entendre un politicien qui vend sa salade!  Stopppppppp! les jérémiades Doc... Tout ça c'est des osties de conneries.... Et vous le savez très bien... Y'a RIEN qui peut allèger ce bordel dans lequel JE suis et qui est là, 24 fucking heures sur 24.  Le matin quand j'ouvre les yeux après avoir pas dormi.  Le soir quand j'essaie de les fermer pour voir ailleurs si j'y suis.  Le bon Dieu, il a dû se tromper quelque part...

Le Docteur Saul se mord les doigts, la sueur au front.  Il pense au chat sans-nom numéro 2.  À la tendresse auquel lui, il a eu droit.  À la douceur dans l'horreur.  Quelque chose cloche... devant lequel il n'a pas de réponse...

- La seule affaire qui me retient Doc, si vous voulez vraiment le savoir, c'est que je me doute bien que la petite piqûre que je vous demanderais quand je n'en pourrai vraiment plus, ça vous fera faire des cauchemars...  dit-il en hoquetant.  J'ai l'air d'un beau salaud comme ça, mais la seule fierté qui me reste, c'est de me dire que...

Je suis le capitaine de mon âme 
Je pense à tous les autres pauvres paumés comme moi.  Je pense à Mandela dans sa prison pendant 27 ans.  Et même si j'en fais chier plus d'un,  au fond, c'est MOI qui ai décidé, à ma façon, que j'allais faire face à toute cette merde en militant pour ce fameux projet de loi, sacrament d'hosties toastés!!!
* M. Fletcher, député conservateur au gouvernement fédéral canadien.












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