samedi 31 mai 2014

(17) Nos âmes-soeurs

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»




Nos âmes-soeurs
 Kamouraska
Mai 2014



Pour Carl, que personne n'oublie (on te l'avait bien dit, hein?)




1.

La mort lui a toujours foutu la frousse, au Docteur Saul...  «C'est vraiment nul pour un médecin...».

Oui, oui!  Le Docteur Saul le sait bien.   C'est naturel, la mort.  Ça arrive à tout le monde.  Tout le temps.    Il faut faire confiance au corps.  Il connaît la voie de sortie paraît-il, bien mieux que la conscience «Allez! Ouste!» .  La mort n'est peut-être rien.  Rien qu'un processus en ritournelle d'atomes en atomes.  Une explosion des limites de notre corps de sang et de lymphe.  Un mélange d'hier-aujourd'hui-demain-toujours en une fulgurance de secondes «Boum!».

C'est du joli tout ça!  Mais tout de même...

«Putain que ça me fait peur, ce bidule à la con!!!!» 

Peur de souffrir, sans doute.

Peur de se voir transformer en mourant.  Passer au vert de gris.  «C'est vraiment pas ma couleur préférée».  Manquer de souffle. 
Peur de perdre qui on est.  Celui qu'on a tenté de connaître.  Mais plus encore, perdre ceux qu'on aime.  Ceux que l'on chérit plus que tout.
Ninon.  Valeria et Lou.  Ses amis...

L'intenable vide.  «Aouch!!!!!»

Jeune étudiant en médecine, Saul avançait parcimonieusement à reculons, un pas en avant, trois pas derrière,  à chacun des laboratoires d'anatomie.  Il ne voyait jamais la magie du corps humain; l'émerveillement de ses collègues devant  l'incroyable mécanique des systèmes physiologiques.  Il jetait plutôt des regards de travers, brefs, dégoûtés, sur les visages cireux des cadavres.  Les visages jaunis et glauques de la mort. «Oh! My God!  C'est pas possible! On peut pas finir comme ça!  Vous pouvez être certain que je ne donnerai JAMAIS mon corps à la science....»

Puis, plus tard encore, pendant sa résidence en médecine familiale, Saul a voulu apprivoiser sa frayeur.  Cette aversion de la mort exacerbée par la fréquentation des macchabées d'anatomie.  Cette angoisse presque phobique tapie au fond de lui, quelque part entre le thorax et le périnée.  En descente vertigineuse le long des vertèbres de sa colonne lombo-sacrée.  Il a voulu redonner des visages aux mourants.
«Direction Maison de Soins Palliatifs Michel Sarrazin!  Tout en bas de cette côte, dans le chic Sillery!  Le Fleuve (encore lui) devant les prunelles...»

Après huit semaines à tout y faire; laver les corps, porter les bols de soupe, jouer du piano, écouter les souffles en decrescendo, tenir les paumes, noyer son regard dans l'horizon, potasser dans les potions chimiques des narcotiques sous toutes leurs formes, assister les familles, Saul en a eu une version différente.  Un point de vue plus poétique, dans ce milieu hyper protégé où tout était mis en oeuvre pour que le passage soit le plus doux possible.
«Y'a pas que les Bélugas qu'on devrait adopter au Québec! Adoptez donc un être humain en fin de vie! Prenez-en un peu soin! Vous pourrez apprivoiser cette mort que l'on ne montre jamais et dont surtout personne ne veut parler... »





2.

Mais maintenant, plus rien n'y fait!

Parce que c'est Pierre qui est mort.

Pierre.  Son vieil ami et collègue depuis toujours.  Celui avec qui il a fait tant de virées, accompagné de leurs enfants; Valeria, Lou et les trois filles de Pierre.   La pêche.  Le tennis.  Tant de whisky.  Tant de folies et d'amusements. Mais surtout ce soutien indéfectible qu'ils ont toujours partagé dans les moments vraiment durs.  Les divorces.  Les crises au bureau.  Les grands désarrois de l'existence.
L'amitié irremplaçable de Pierre qui savait toujours comment prendre Saul.  Qui le connaissait peut-être encore mieux que lui-même.  Et savait le guider mine de rien (et l'inspirer surtout) comme personne.
Mort.  Pierre était mort...

«C'est pas possible.  Pas mon ami... »

Non!  Rien n'y fait!

Pas même le ressac hypnotique des vagues «Peshhhhhhhhh! Peshhhhhhhhh!» de Kamouraska, où Ninon a traîné Saul pour bercer son chagrin.   Ni même l'infinie beauté de ces terres de jonc, d'aboiteaux et de foins salés du littoral du St-LaurentCe même fleuve, ce grand ami solide et vaste,  qui a accompagné la mort de tant de malades.

Raison de consultation:
 nos âmes-soeurs


 -Mais ne faites pas cette tête, Docteur Saul!  Vous savez, la mort n'est pas forcément un échec de la médecine!  lance Monsieur B. d'une voix ténue, les muscles phonatoires affaiblies par la  progression de la maladie de Lou Gehrig

-Comment pouvez-vous rester si serin Monsieur B.  devant l'inéluctable? ajoute Saul, regrettant aussitôt sa question qui manque cruellement de professionnalisme.  Saul si perdu depuis la mort de Pierre.  Dans un deuil impossible qui altère son jugement... Saul se gratte la tempe gauche, essuyant furtivement le liquide qui s'accumule soudain aux coins de ses yeux.

-Vous pleurez pour moi Docteur Saul?  Ou pour autre chose, alors?  Peut-être pleurez-vous pour vous...

-Mais... Mais... Comment pouvez-vous sentir mon... âme...  Monsieur B. ? répond le Docteur Saul, sans retenu, oubliant d'un seul coup qu'il est le médecin.  Celui qui guide.  Qui accompagne.  Celui qui doit savoir.  Qui est solide.  Et droit.  Celui qui soigne et guérit.  Mon meilleur pote, il est mort...  Et moi, je sais pas comment vivre sans sa présence.  Je sais pas comment vivre sans ceux qu'on aime.  Je comprends rien.  Je comprends foutûment rien à cette mort de merde qui me rend dingue.... 

- ... (silence)

-Oh! Pardonnez-moi Monsieur B. !!! C'est vraiment trop con tout ce que je dis... Et vous qui êtes si malade...

-Non, non, Docteur Saul!  Je vous préfère définitivement comme ça qu'engoncé dans vos tics de médecin paternaliste et ennuyant,  rigole Monsieur B.  Là où je suis rendu, j'ai surtout envie de vérité!  Tout le reste, ça m'ennuie terriblement... 
Et je vais vous dire un secret, Docteur Saul!  Les morts sont heureux...  C'est ceux qui restent qui défaillent...
Ouvrez bien votre coeur et votre corps, très  précisément du dessus de votre tête au bout de vos dix orteils,  Docteur Saul!  Parce que ceux qui ont été dans la vie nos pères, nos mères, nos tantes et oncles, nos frères, soeurs, amis, parfois même nos enfants et qui sont partis, comme votre ami Pierre, tous ils sont...

... nos âmes-soeurs

Tous SONT ce grand fleuve devant nous, ils nous montrent le chemin vers ce qui ne se s'envisage pas....  Ce qui ne peut se comprendre...
Écoutez simplement la leçon du St-Laurent, Docteur Saul...
Écoutez-le bien...
 «Peshhhhhhhhh! Peshhhhhhhhh!»


FIN



NB: C'est bien le patient du Docteur Saul qui a le dernier mot de la sagesse!  Merci à TOUS mes patients à moi, qui m'aident à vivre.  Et plus tard, m'aideront sans doute à mourir...
Docteure Renée Laberge

dimanche 11 mai 2014

(16) Faire l'âmour

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»



Faire l'âmour





1.


Le Docteur Saul en  avait bavé.  Avec les jeux de l'amour.  Et du hasard.

Avant sa lumineuse rencontre avec Ninon, le destin (ou le vilain inconscient) l'avait placé devant les mauvaises filles.  De celles pour qui aimer s'apparente à une longue quête d'insatisfaction en série: «Saul, tu ne me parles pas assez de toi.  Tu ne m'aimes pas comme il faut (et c'est quoi ça, aimer comme il faut?).  Tu ne me dis JAMAIS que je suis belle. Tu es si souvent distrait; on dirait que je ne suis pas importante pour toi.  Tu ne m'embrasses pas et tu ne me tiens pas la main en public; c'est comme si tu avais honte d'être avec moi.»

«moi-moi-moi-Moi-MOI-MOIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII»

Le Docteur Saul a donc été convaincu, pendant trop longtemps, d'être simplement un mauvais amoureux.  De ceux qui ne savent pas trop comment rendre heureuses toutes ces Girls à l'esprit sur-critique.  Et (malheureusement) aux corps de rêve.

Oh! Désir! Quand tu nous tiens...

«Je n'y comprends tout de même rien de rien aux filles ...  Quand, enthousiaste,  j'insiste pour les voir rapidement, elles me traitent de harceleur.  Quand je respire par le nez, elles me disent qu'elles sont avec un autre; pas assez vite Docteur Saul.  Quand je leur dis qu'elles sont particulièrement en beauté ce soir, elles me  répondent: et les autres soir alors,  j'étais moche peut-être?».

Le seul reproche que les filles ne lui avaient jamais adressé, c'était sur sa façon d'envisager l'amour physique.  Une façon de faire l'amour qui n'avait absolument rien à voir avec une façon de faire la guerre.  Tout son contraire.
Le Docteur Saul (qui n'était détenteur d'aucun sex-appeal particulier), chez qui on ne pouvait deviner ce don (talent, inclinaison, prédisposition génétique, autre...) et par une alchimie étrange hors de sa raison même,  était un amant délicieux.

Les femmes s'inquiétaient en premier de son air égaré.  Puis de cette manière de ne pas trop savoir s'y prendre.  De flirter comme un plombier (et encore).  Elles ne comprenaient globalement rien de son humour.  Ni des voies sinueuses de sa pensée.   Encore moins des détails souvent un peu absurdes de son âme.
Mais quand le Docteur Saul atterrissait, dans une lenteur infinie et presque en suspens au-dessus de leur corps...  Fine commissure des lèvres, lobe tendre des oreilles «mmmmmmmmmmm....», ailes palpitantes du nez, liséré d'aisselles odorantes,  creux profond d'échine, dégradé en poésie de nuque, chaire de cuisses frémissantes...   Tout s'envolait «wouuuuuuuuu.....» en brasier de passion charnelle.  Et ces mêmes femmes éclaboussaient les édredons du lit du Docteur Saul, en hoquetant «aaaaaaaaa...» de plaisir brut.   
«Ah! Fontaine... Il ne faut jamais dire fontaine,  je ne boirai pas de ton eau.»

2.

La logique voulait que, puisqu'il était Docteur, Saul pouvait tout comprendre du corps.  Mais de sa fonction à son animation, un corps de femme possédait des millions de serrures et de clefs que, docteur ou pas, il n'était pas facile de décoder.  Et l'amour n'avait certainement rien à voir avec la logique.  Encore moins avec les laboratoires d'anatomie sur cadavres. «oufffffff!!!!»

Pourtant, la longue fréquentation des corps meurtris des patients du Docteur Saul lui avait  enseigné la voie Royale de l'Amour physique:

Corps blessés.  Corps chimiothérapeutisés, radiothérapeutisés.  Corps chirurgicalisés.  Corps en douleur.  Mauvais corps d'infirmités.  Corps alités.  Corps en chaise roulante.  Corps sans repos.  Corps obèses.  Corps gris des mourants.  Corps ivres des alcooliques.  Corps égarés des psychotiques.  Cors aux pieds.  Corps crochus.  Pointus.  Fiévreux.  Inflammés.  Corps cardiaques.  Corps pulmonaires.   Corps sans grâce.  Corps transpercés.  Corps stomatisés.  Corps dialysés.  Corps médicalisés.  Poly-médicamentés.  Corps utérins vendus.

À corps perdus.

Parce que devant ce bestiaire des corps brisés des Animaux humains, le Docteur Saul n'a vraiment trouvé rien de mieux... que de respirer.
«Innnnnnnnnnnspire, Expiiiiiiiiiiire...» 
Pour le simple plaisir de sentir l'air gonfler son thorax.
Et qu'au simple plaisir de respirer, se sont greffés les  millions d'infinitésimaux plaisirs que peut offrir un corps en marche.
Avec une attention toute nouvelle aux murmures secrets de ses alcôves.  Une attention soudainement consciente de la chance d'être tout simplement en vie.  Et une façon bienveillante, presque mystique, de célébrer cette vie qui passe au travers ce corps.  Et celui des femmes dans son lit...
«Le véritable Éros n'est sans doute pas une question de performance ou d'esthétique corporelle... C'est autre chose... Ailleurs....»

Raison de consultation: Prostatectomie radicale


-Et comment ça va avec votre épouse, Monsieur Paul, après votre chirurgie? demande gentiment le Docteur Saul, tout de même un peu inquiet pour son patient, post-op 90 jours d'une prostatectomie radicale pour cancer de la prostate.

-C'est très étrange, Docteur Saul!  Mon urologue semble m'avoir sauvé la vie, parce que si je gardais ma prostate, je m'en allais au grand galop dans le trou.... Mais ce qu'il ne sait pas, c'est qu'il a aussi sauvé mon mariage. En transformant ma sexualité, répond Monsieur Paul.  Avant, je crois que je n'étais qu'un manuel stéréotypé d'efficacité de mes corps bulbo-caverneux.  Et ma femme, toujours si polie, mimait sans doute le plaisir plus qu'elle ne s'y abandonnait, rajoute-t-il.
Maintenant, mon sexe est devenu un objet beaucoup moins intéressant.  Mais tout le reste de mon corps s'est tout à coup mis à s'activer.  Je ne me connaissais pas ses ressources insoupçonnées de sensations mais surtout d'attentions au corps formidablement en vie de mon épouse.  Avec la mort de ma prostate, je me suis pris d'une interminable envie de...

Faire l'âmour

... avec ma femme.  Avec toutes les nuances de mon âme.  Et je crois, sincèrement,  que nous n'avons jamais été si heureux, amoureux et proche l'un de l'autre....




vendredi 25 avril 2014

(15) Tous les (vieux) arbres ont une âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Tous les (vieux) arbres ont une âme




1.

La vie est tragique.   Mais ça ne vaut sans doute pas la peine d'en faire tout un plat...

Sauf si ces plats sont des Villeroy & Boch (depuis 1748).  Et surtout ces très jolies tasses aux fines dorures de colibris et de papillons de nuit.  Celles que Ninon et Saul ne se lassent pas d'utiliser pour les brefs moments volés au chaos et au reste; un thé citronné pour deux, une nappe bigarrée de fleurs de printemps «printemps? c'est quoi ça?», un instant en survol de prunelles pour étirer le bonheur d'une pause amoureuse.

-Oh Saul!  Comme je les adore, nos tasses de porcelaine!  T'as vu le papillon bleu?  Pshhhhhhhhhhh! Je peux presque l'entendre faire voleter ses ailes... commente Ninon, sa tasse collée sur son oreille droite. Et c'est encore plus joli tout ça avec un biscuit... ou deux, en parfait équilibre sur la soucoupe-fougère.
-Un biscuit ou deux... que tu peux aussi me glisser directement entre les dents... répond Saul, l'iris entièrement concentré sur Ninon.
-M-I-A-M Docteur Saul! ajoute Ninon, suave, quelques uns de ses doigts en caresse sur la bouche  de son mari.  
-On pourra très bientôt dire que dans les plats, tu n'auras définitivement plus les pieds ma chérie... répond Saul, qui dépose sa tasse à la va-vite sur la table de bois, Ninon dans ses bras jusqu'à l'étage.  Pour continuer le doux labeur «c'est tout le risque des pauses-cafés...» de l'amour et du mariage.

Est-ce que le tout bête et simple bonheur conjugal est exempt de tragédie?

Est-ce que, a contrario, ce bonheur conjugal (simple et bête) peut protéger contre le drame?

«CLANGGGGGGG!!!!!»

-Saul! SAULLLLLLLLLL!!!!!  hurle Ninon de sa voix de stentor hystérique.  Putain!!!! Le chien Paul est encore monté sur la table pour bouffer les miettes des biscuits et les magnifiques tasses de ma vieille tante May se sont horriblement fracassées sur le sol!!! 
AHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH! 
Sale clébard! Je vais te TUERRRRRR!!!!!  rajoute-t-elle, les cheveux défaits et la chemise à peine boutonnée, à la suite du chien Paul tétanisé (et avalant de travers, il va sans dire), la queue entre ses deux pattes arrières.  Je t'avais toujours dit Saul que je n'en voulais pas de ce foutu chien, GRRRRRRRRR!!!!!! Tu ne m'as pas écoutée et regarde le bordel dans lequel on est maintenant... dit Ninon en pointant les éclats de porcelaine éparpillés dans tous les coins de la salle à manger.

-Oh! Ninon! Calme-toi, veux-tu!  Je comprends que tu soies déçue pour les jolies tasses de tante May mais franchement, ce n'est tout de même pas la fin du monde et à ce que je sache, personne n'est en train de te trancher la gorge ou de t'arracher la terre des citronniers de tes ancêtres dans un monde stupidement en guerre depuis des siècles et des siècles, amen!

-Pffffffffffff....  Saul, tu ne comprends VRAIMENT rien à rien... ajoute Ninon, pas très loin du mépris,  en claquant avec fracas la porte derrière elle. «RE-BANGGGGG!!!!!»

- ... (silence), dit Saul.


2.

Ainsi va la guerre des tranchées.  Même dans les mariages les plus heureux.

Guerre heureusement soignée à grand coup de «Pardonne-moi Saul! Oh! Pardonne-moi... Je ne sais pas trop ce qui m'a prise...» et de tonnes de baisers.  Ce qui est beaucoup moins vrai pour l'interminable conflit entre les Juifs et les Palestiniens (mais ont-ils déjà essayé la technique pardons-baisers?).
 
«Ohlala! Des drames 100% véritable nous pendent pourtant au bout du nez, Ninon et moi!  Où serons-nous rendus là?» ne peut s'empêcher de se demander Saul, en ballade nocturne avec le chien Paul (repenti) devant le C.H.S.L.D. (centre d'hébergement et de soin de longue durée) du quartier.  Au travers les chambres aux fenêtres closes, Saul imagine le samedi soir de ces bénéficiaires.  Leurs quatre-vingt cinquième ans passés.  La solitude de leur petit 15 mètres carrés.  L'odeur sans saveur des couloirs blancs.  La dérive des neurones.

«Oh putain! On est un homme tout en croissance et en muscles, puis un étudiant en médecine plein d'avenir.  Un époux épanoui par l'amour de sa femme et plein de la tendresse échangée avec ses enfants.  Un docteur apprécié, un ami festif, un citoyen poétique, un fils et un frère solide puis... on devient plus rien.... et il fait si noir... » se dit encore Saul, troublé devant cette vieillesse que, à presque 50 ans, il peut commencer à envisager.

Pourtant, les plus vieux arbres ne sont-ils pas aussi les plus nobles?

Ils déploient leur souffle magique sur une terre assoiffée de leur force et de leur mystère; Oliviers centenaires, Arganiers du Maroc, Baobabs de deux mille ans.  Platanes, Sequoia, Grands Chênes et Marronniers.  Hêtres ou Citronniers....

«Alors ce soir,  que me dirait Monsieur Gustave?»



Raison de consultation: CHSLD 


Monsieur Gustave avait été, autrefois, jardinierIl chérissait les arbres; racines, écorce, houppe et cime.  «Un homme de peu de mot...».  De ces hommes pour qui chaque parole compte.  Jamais lancée pour combler le vide.  Pour séduire les femmes.  Ou par simple mauvaise habitude.  Grace, la femme anglaise de Monsieur Gustave, avait été élevée sur les landes vertes du Yorkshire auprès des roses, des chats et du souvenir des Soeurs Brontë. 
«Dégénérescence maculaire.  Chute à répétition.  Fracture de la hanche.   Perte progressive d'autonomie.» Le couple, la mort dans l'âme, avait dû quitter leur maison pour la résidence de personnes âgées.

-Docteur Saul, ma Grace perd définitivement la tête!  Elle part, comme ça,  toute seule, sans m'avertir,  en plein milieu de la nuit en disant rejoindre Emily ou Charlotte ou Anne... raconte Monsieur Gustave, chaque consonne prononcée avec une infinie douleur. En un chapelet de mots que la pensée ne veut pas reconnaître.  Et la résidence n'est pas équipée  pour s'occuper des personnes devenues comme ma belle Grace...
Malgré toutes les tentatives de la travailleuse sociale, Grace a dû être placée en CHSLDMais sans Monsieur Gustave. Parce qu'il n'y a pas de place.  Et que Monsieur Gustave n'a pas les critères pour y être admis.
-Je suis tellement désolé, Monsieur Gustave.  Le système est tellement mal fait.  Et séparer les couples de cette façon est d'une violence... inouïe... dit Saul, retenant les frissons de sa voix en pensant à Ninon.  Au tragique de la séparation des couples qui s'aiment depuis toujours.
-Ma Grace a peut-être perdu la tête, mais moi j'ai besoin de sentir l'odeur de rose et de landes qui traîne à tout jamais sur sa peau. J'ai besoin de lui tendre ma paume et de masser son cou.  J'ai besoin de m'étendre près de son corps pour affronter la nuit.  J'ai besoin d'être là pour elle, comme je l'ai fait dans ses 62 années que nous avons partagées ensemble.  Comment peut-on oublier que ...
 
Tous les (vieux) arbres ont une âme 

... et qu'il faut tout faire, Docteur Saul, tout faire pour les protéger*...



* La FIQ (fédération des infirmières du Québec) caresse un rêve.  Celui de maisons pour personnes âgées à échelle humaine, où ces dernières pourraient habiter jusqu'à leur décès sans subir des déménagements chaque fois que leur condition requiert plus de soins.   Alexandre Jardin, invité au dernier congrès de la FTQ  a nommé les infirmières du Québec en action Les Zébrettes.  
Le Devoir, Les samedi 19 et dimanche 20 avril 2014, page A-3
 

mercredi 9 avril 2014

(14) Je suis le capitaine de mon âme

(14) Je suis le capitaine de mon âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Je suis le capitaine de mon âme

Invictus

Un poème de  William Henley
1875

Dans les ténèbres qui m'enserrent,
Noires comme un puits où l'on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu'ils soient,
Pour mon âme invincible et fière,

Dans de cruelles circonstances,
Je n'ai ni gémi ni pleuré,
Meurtri par cette existence,
Je suis debout bien que blessé,

En ce lieu de colère et de pleurs,
Se profile l'ombre de la mort,
Je ne sais ce que me réserve le sort,
Mais je suis et je resterai sans peur,

Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.



 1.
Alors voila!

«Bang!!!» 

 Juste comme ça!  En une seule (et unique) seconde!

-Papa!!!! PAPAAAAAA! Le chat sans-nom numéro deux vient de se faire frapper par une voiture, hurle Lou, le visage cramoisi.  Lou, tout à coup si minuscule malgré ses presque quinze ans, ses pieds chaussure 11 et son mètre 78 de voix imprécise. Cette voix qui oscille quelque part entre du très aiguë  «Paaaaapaaaaaa»  et du trop grave.

Saul accourt vers les lieux du drame «Oh! My God! Une chance que Ninon et Valeria ne sont pas là pour voir ça...». Ça étant, le gracieux chat sans-nom numéro 2, celui qui savait si bien allonger jusqu'à l'infini ses pattes de chocolat doré, captant tous les dégradés possibles de lumière au travers les carreaux de la maison.  Même celle presque absente des journées de neige d'avril « ouais, je sais...».

-Il est dans un très mauvais état, Lou! Retourne vite à la maison me chercher une boîte de carton avec une couverture chaude.  On l'y placera et je l'amène illico-presto chez le vétérinaire... T'inquiète mon Lou, on va faire en sorte qu'il ne souffre pas!

Le poétique et fier félin, étendu entièrement sur le flanc droit, bouge à peine.  À chacun des souffles en decrescendo, un jet de sang traverse sa bouche et ses minuscules crocs. Ses pattes arrières sont en bouilli.  Celles de devant visiblement fracturées à de trop nombreux endroits. «Polytraumatisé hémodynamiquement instable, hémo-pneumothorax bilatéral, hémorragie et perforation  des organes internes, Glasgow; vraiment pas fort».  Ses miaulements quasi inaudibles traversent le coeur de Saul.

-Vous savez, il n'y a  rien que l'on puisse faire pour le sauver... Au moment où l'on se parle, votre chat en est à ses dernières heures et il faut surtout travailler au soulagement de ses douleurs.  Nous pouvons procéder à une euthanasie, si vous le désirez... dit la vétérinaire du quartier, d'un ton calme, professionnel et compatissant.  

Le Docteur Saul et son fils Lou, au chevet de l'animal mourant, lui tiennent ce qui fait figure de patte tout en caressant sa douce tête et le creux de ses deux oreilles.  Lou retient à peine ses larmes.  Saul, pas du tout.  Assister à la mort le chavire chaque fois. «Chats, chiens, hommes, femmes». La vétérinaire lui injecte délicatement  le médicament létal qui abrègera la souffrance.

-Au revoir mon beau chat sans-nom numéro 2...  Et merci surtout à toi de nous avoir offert ta grâce quotidienne.  Nous te saluons et te souhaitons le plus doux des voyages vers le paradis des chats...  souffle Saul en guise de prière, tenant bien enlacé les épaules tremblotantes de son fils.
Saul qui, beaucoup trop de fois outré,  a assisté à des morts froides et cliniques, à l'urgence comme aux étages des hôpitaux.  Sans l'ombre d'un recueillement chez le personnel surchargé. «Allez! Au suivant!»

Tous les muscles de la bête se détendent d'un seul coup.  Un sourire au travers les longues moustaches, le chat sans-nom numéro 2 rend son âme à l'ordre du monde.  Avec dignité.  Sans panique.  Sans heurt.  Presque amoureusement...


2.

«Oh Boy! Y'a pas que le chaton qui est moribond!» se dit Saul, au lendemain des élections québécoises du 7 avril 2014.  «C'est tout comme si la population québécoise entière avait décidé d'euthanasier le Parti Québécois... mais sans son accord, ça c'est certain!»

Le départ de la première ministre sortante du Québec Madame Pauline Marois, contrairement à celui du chat sans-nom numéro 2, ne se fait pas sans heurt.  Et même le projet de loi de la ministre Hivon pour l'aide à mourir est mort dans l'oeuf.  Ce qui, en plus d'être étonnamment de mauvais augure (dans les circonstances), fait particulièrement rager Monsieur P., le patient irascible, colérique et belliqueux du Docteur Saul.

-Il faut l'excuser vous savez... Monsieur P. vit une expérience tellement difficile! souligne souvent le Docteur Saul aux infirmières à domicile qui ragent à leur tour contre le patient.   Blasphèmes.  Contrepèteries obscènes.  Propos mal léchés (et j'en passe).  

-Mais comment mener sa vie correctement dans un tel contexte?  En plus de la dégringolade époustouflante du prolifique homme d'affaire qui a tout perdu à cause de sa maladie; sa femme, son fric, sa maison, Monsieur P. voit chaque jour ses forces diminuées, son autonomie en peau-de-chagrin et ses douleurs devenues presque insoutenables.  Rivé à son lit 24 heures sur 24 dans son appartement glauque, infections sur infections, Monsieur P. est tributaire de vous toutes, même pour les besoins les moins nobles.... leur répète-t-il souvent.

-Ouais ben moi, dans les circonstances, pffffffffff, je la ferais courte la solution... remarque Juliette, la collègue infirmière du Docteur Saul.

Évidemment, tout le problème est là.

Et Juliette n'est surtout pas la seule à y penser...  Mais le cadre législatif au Québec ne permet pas qu'on puisse abréger les souffrances d'un patient comme Monsieur P.  Parce qu'il n'y aura pas mort d'homme à court terme.  Parce qu'on ne peut parler franchement de soins palliatifs dans son cas.  Parce que la sévère sclérose en plaques de Monsieur P. est un cancer pernicieux qui prend (tellement) son temps.

Raison de consultation: visite à domicile

-Mautadit trous-de-cul de cinciboires! Ils auront même pas eu le temps de me faire un projet de loi qui a de l'allure!  Y'a peut-être l'autre mec handicapé en chaise roulante* au gouvernement fédéral qui va tenter de pousser pour le droit d'obtenir de l'aide à mourir, jériboires!  Qu'est-ce que vous en pensez-vous, Docteur Saul???

-Euhhhhhhh.....

-Ben crucifix de calvaire, c'est pas une réponse ça, Doc!!!!  

-Mais vous savez Monsieur P. que vous ne serez jamais seul.  Que nous mettrons toujours tout en place pour votre confort.  Que vous aurez toujours tous les services possibles et que nous pourrons toujours contrôler vos douleurs....

-Arrêtez-moi ça!  On croirait presque entendre un politicien qui vend sa salade!  Stopppppppp! les jérémiades Doc... Tout ça c'est des osties de conneries.... Et vous le savez très bien... Y'a RIEN qui peut allèger ce bordel dans lequel JE suis et qui est là, 24 fucking heures sur 24.  Le matin quand j'ouvre les yeux après avoir pas dormi.  Le soir quand j'essaie de les fermer pour voir ailleurs si j'y suis.  Le bon Dieu, il a dû se tromper quelque part...

Le Docteur Saul se mord les doigts, la sueur au front.  Il pense au chat sans-nom numéro 2.  À la tendresse auquel lui, il a eu droit.  À la douceur dans l'horreur.  Quelque chose cloche... devant lequel il n'a pas de réponse...

- La seule affaire qui me retient Doc, si vous voulez vraiment le savoir, c'est que je me doute bien que la petite piqûre que je vous demanderais quand je n'en pourrai vraiment plus, ça vous fera faire des cauchemars...  dit-il en hoquetant.  J'ai l'air d'un beau salaud comme ça, mais la seule fierté qui me reste, c'est de me dire que...

Je suis le capitaine de mon âme 
Je pense à tous les autres pauvres paumés comme moi.  Je pense à Mandela dans sa prison pendant 27 ans.  Et même si j'en fais chier plus d'un,  au fond, c'est MOI qui ai décidé, à ma façon, que j'allais faire face à toute cette merde en militant pour ce fameux projet de loi, sacrament d'hosties toastés!!!
* M. Fletcher, député conservateur au gouvernement fédéral canadien.












jeudi 27 mars 2014

(13) Livre-moi ton âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





Livre-moi ton âme

Livre-moi ton âme
M. N., 2014



1.

Très vite dans la vie, il est trop tard...

À vingt ans, trop tard pour de l'enfance.  À trente-cinq, déjà les conséquences de nos égarements.  À quarante et des poussières,  plus de nouveaux enfants.  À soixante-quinze, si tard pour presque tout...  Les quatre fois vingt ans (en principe) d'une vie d'homme ne sont que des fulgurances d'étoiles dans la ligne sans fin du cosmos.
Pourtant, il n'était pas  trop tard dans ce lourd dimanche pour que l'odeur du lait chaud sauve l'après-midi du Docteur Saul.  «Oh putain! Je déteste les dimanches creux... arghggg!!!!».  Ce parfum de petit-lait aux accents inclassables qui berce les émotions les plus fragiles.  Les moins raisonnables.  Celles que le langage, trop souvent, ne sait atteindre.
Ni traduire.

-Saul, mais qu'est-ce que tu as? interroge Ninon en déposant sa clarinette sur son trépied, inquiète devant le visage livide de Saul.

-Je ne sais pas...

-Tiens mon chéri, assieds-toi près du feu, je t'apporte un grand bol de lait chaud! rajoute Ninon, une caresse sur les joues tout à coup creusées de son époux.

Est-ce la musique Klezmer que pratique Ninon cet après-midi là?  Sa clarinette pareille à la voix gémissante de tout le peuple Juif?

Est-ce cette vieille photo, retrouvée dans le fond d'un tiroir de son bureau? Sous la pluie d'un été aux teintes vertes d'émeraude, on y voit Saul avec Valeria et Lou, il y a six ans à peine.  Autant dire un milliardième de seconde.  Mais la vie entière qui sépare l'image de ces petits enfants qu'ils ont été à ces jeunes adultes qu'ils deviennent, donne un terrible choc à Saul. 
«Et merde...» se dit-il étourdi, nauséeux, les mains soudainement moites.  Autour de sa gorge serrée, l'impression de deux paumes qui l'étranglent.
«Bonjour l'angoisse....»

-Mais Saul chéri, arrête de ressasser le passé comme ça!  Tu vas te rendre malade à la fin....  Regarde plutôt la chance que tu as d'avoir profité de chacun des petits instants que construit la vie de tes enfant!  Saul, tu es un père extraordinairement attentif et tendre...
-Oh ma Ninon...  Tu es un amour,  vraiment.... Mais je crois bien que ce sont encore ces foutus dimanches après-midi qui me font paniquer! répond Saul, des cernes de sueur sous ses aisselles, respirant son lait bien chaud pour tenter de calmer les palpitations de son coeur et la sensation  de sa mort imminente.
«Ma mort, foutaise...»  tente de se convaincre Saul.  «Un docteur en crise de panique, eh ben dis-donc, ça me fait une belle jambe ça!»
Sa narine droite en osmose avec sa narine gauche «innnnnnnnnspire....», les molécules de tryptophane viennent tranquillement endormir les agitations du lobe pré-frontal du Docteur Saul, «expiiiiiiiiiiiiiiire...».
-C'est fou le pouvoir de ce lait chaud dans le cerveau...  Mais encore plus le pouvoir de ta présence.... Comment ils font ceux qui n'ont pas la chance d'être auprès de toi? rajoute Saul un peu apaisé mais exténué,  sa paume droite gémissant à son tour le long du magnifique visage de sa femme.

2.

Pourquoi les dimanches?

Parce qu'ils précèdent le vertige des fameux lundis.  Et les crises d'angoisse de Saul.  Toutes pareilles à des clairons de cavalerie  «TARATATATA-TARATATATA-TARATATATATATAAATA» qui sonnent la charge.  Parce que chaque fois, il se demande si elles sont passagères.  Ou si elles resteront.
«Je suis fou ou non... ».

Saul se rappelle trop bien les bancs d'école de la Fac de Médecine.  Le cours de Psychiatrie générale.  Les cinq axes.  Les diagnostics différentiels; les bipolaires de type 1 ou 2 teintés des troubles multiples de la personnalité. La lecture assidue du DSM-IV d'autrefois.  Et la conviction absolue de n'être qu'un amas plus ou moins fonctionnel de traits border-line (hypersensibilité au rejet, intolérance à la solitude,  vide intérieur), pimentés de phobies anxieuse plus obsessives que compulsives.   Même si personne, encore, ne s'en était rendu compte.



Cette année-là, il y avait pourtant eu trois suicides de résidents dans les facultés de médecine du Québec.  Les meilleurs.  Les plus performants.  Ceux à qui on aurait confié sa vie sans aucune hésitation...
«Pourquoi eux?  Pourquoi pas moi? Comment personne n'a rien vu venir?» se demandait tellement Saul. «Mais elle est où alors cette fichue frontière entre la folie et la normalité?».
Malgré tous les DSM du monde occidental, la psychiatrie demeure une zone limite.  Pas de prise de sang.  Pas de radiographie.  Rien qu'une dérisoire connaissance scientifique devant... le gouffre.  Et la multitude des folies et des façons, à chaque fois unique, de vivre ses ombres.  Et ses détresses...

Raison de consultation: document (annexe 1) à mettre au dossier


Annexe 1

Ça va pas très bien ces temps-ci J'ai des fourmillements dans les pieds et dans les bras J'ai pas d'équilibre et j'ai peur de tomber Alors je sors pas beaucoup Jamais en fait Chez moi c'est comme si c'était toujours le dimanche après-midi  Y'a jamais de lundi ni de nouvelle semaine qui commence Je mange tout le temps J'ai un super gros ventre on dirait presque que je suis enceinte mais y'a pas de bébé dans mon ventre De toute façon les champignons dans mes murs m'intoxiquent Ma voisine aussi  La nuit elle m'envoie des ondes de champignons  C'est sûrement pour ça que je dors pas bien d'ailleurs Mais bon ça fait tout de même un petit bout que j'ai pas été hospitalisée à Robert-Giffard J'ai pas pu venir à mon dernier rendez-vous J'étais trop fatiguée Mais je fais des poupées Avec des petits bouts de tissus que je trouve un peu partout et plein de fils Je me rappelle que vous m'avez dit que vous aimez les arts C'est rare les docteurs qui aiment ça comme vous Je vous envoie une photo de ma poupée qui parle  Voici ce qu'elle dit (mais vraiment pas fort):
Livre-moi ton âme
Parce que c'est une partie secrète de mon âme à moi  La plus belle Pleine de couleurs de perles de pluie de cordons ombilicaux et de mamans qui ont des bébés Et même si j'ai toujours voulu être comme tout le monde et que je n'y arriverai jamais  Je pense qu'il est jamais trop tard pour faire un peu de poésie avec sa vie...

mercredi 12 mars 2014

(12) À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

Prix Goncourt 1919
Tome 2 (sur 7) de
«À la recherche du temps perdu»
Édition Gallimard 

«Autour de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de Marie, d'après-midi du dimanche, de croyances, d'erreurs oubliées.  J'aurais voulu la saisir.  Je m'arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l'arbuste.  Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l'aubépine pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses.  «Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps», me disaient les feuilles.»
 
Pour les merveilleuses jeunes filles (elles se reconnaitront) 
qui fleurissent autour de ma vie.

1.

Certaines voix sont uniques.  Et manquent cruellement au monde. 
Celle de Marguerite Duras.  Évidemment.  La petite musique inimitable Des journées entières dans les arbres.  Cette voix qui sait «Putain, comment elle s'y prend?» bouleverser la passion même.  Puis celle de Marcel Proust, de sa Recherche du temps perdu  et de ses Jeunes filles en fleurs.  Cette voix languissante aux grains sépias.   Pour égrener, entre sensualité et déliquescence,  nos quelques jours d'éternité...
D'autres encore ne sont uniques (et chéries) que pour leurs intimes.  Comme celle de Ninon.   Cette voix à qui manque pourtant le monde.  Surtout celui qui est printanier.
«Les arbres, les forêts, les feuilles, les arbustes, les fleurs d'aubépine... Mon oeil!». Cette voix qui n'en peut plus de ce temps qui ne passe assurément pas assez vite avant le retour de quelque chose qui pourrait s'apparenter au printemps «Et merde!».

-Rhââââââââ-Crotte!  Saul, je n'en peux plus de cette gadoue, de ce temps froid, de cette lassante grisaille, de cet interminable hiver québécois! Je veux des FLEUUUUUUUUURS!!!!  beugle Ninon enrobée dans son pull de laine lilas.  Le visage presque entièrement camouflé dans le long col roulé. 
-Oh, ma Ninon!  C'est bien vrai qu'il n'y a rien de plus impoli que les moins 28 degrés de mars à 7 heures du matin!   Tiens, ma pauvre chérie toute gelée,  voilà des fleurs pour te consoler... souffle Saul dans le cou rougi de laine rêche de son épouse, entre deux rayons de cette lumière si attendue.


La neige de novembre,  joyeuse dans son premier voile de magie, devient triste et presque glauque en mars.  Opaque.  Parfois sinistre, un peu comme les images des jours de révolte ukrainienne.  Pourtant, seulement quatre mois séparent ces deux neiges. Cent-vingt-jours. Tous ces jours dans l'esprit de l'hiver; une vie comme en veilleuse (calme, recueillement, parfois volupté), au plus près de l'infinie fragilité des choses.
Mais l'irrépressible besoin de couleurs «perce-neige, muguets, jonquilles, marguerites, pivoines, tulipes, lilas, fleurs de tilleul, feuilles de murier, fleurs d'oranger, aubépines et boutons de rose» oppresse l'âme de Ninon.  
Comme celle de Valeria.  
Cette jeune fille... toute en fleurs... 

2.


«Call me in the afternoon even by one by one/ Call me in the afternoon even by one by one...»  chantent les Half Moon Run, ainsi que Juliette, Léa, Rose et Valeria, dans l'habitacle trop serré de la voiture du Docteur Saul.  Sur la route qui mène, entre méandres glacés et détours vallonnés, vers la station de ski Owl's Head (limitrophe des lignes américaines), les filles, absolument intenables, jacassent, rigolent, pouffent, roucoulent, serinent... et recommencent dans le même désordre, ne laissant à Saul que peu de chance de se concentrer sur la route... et sur sa céphalée d'origine mixte.  Diagnostic hautement facilité par le manque de sommeil, les décibels en haute-voltige provenant de la bouche des demoiselles et par l'ingurgitation massive de whisky avec Pierre.  Le meilleur pote de Saul, accompagné de ses (trois) adolescentes.  
«Oh! Misère...»
Fille (une) pour filles, les deux amis ont plutôt décidé d'en prendre leur parti et de les amener, toutes, pour quelques jours à la relâche de mars, s'éventer les neurones (et accessoirement les hormones) sur les pistes de ski de l'Estrie.  Et de donner un semblant de congé à Lou, le petit frère de Valeria «J'en ai vraiment marre des filles, papa!  Elles sont vraiment chiantes... Elles pètent les plombs pour absolument rien et ne parlent que de garçons...». Et à Ninon, qui préfère contempler ses fleurs dans la chaleur du J∅tul, que de se les geler (manière de parler) en pleine nature.  Aussi belle soit-elle...

Ces toutes gaies jeunes filles, étourdies et si coquettes, raviraient sans l'ombre d'un doute la sensibilité organique de Monsieur Marcel Proust.  Ces jeunes filles qui enchantent, encore plus qu'ils ne veulent bien l'admettre (et ce malgré le mal de tête), Saul et Pierre, les deux papas conquis.  Parce qu'à défaut de printemps, Valeria, Léa, Rose et Juliette remplacent en soleil et en bouquet fleuri ces jours de mars trop froid.

Et devant l'oeuvre entière qu'est leur sourire, puis cette manière gracile d'envisager leurs mains (et leurs quarante doigts) comme des paroles de chanson, même Saul semble pouvoir abolir les limites imposées par le temps.  Ce fameux Temps Perdu.  Celui que le Docteur Saul pourchasse sans fin, sans jamais pouvoir n'attraper que le bout de sa propre moustache (qu'il n'a pourtant pas). 

-C'est tout bête Saul, elles me tombent sur les nerfs, elles m'exaspèrent, elles m'épuisent, elles me prennent tout mon fric, tout mon espace physique ET mental, mais regarder mes filles, c'est m'offrir un brin d'éternité...  L'éternité la plus joyeuse à laquelle je n'aurais jamais pu rêvée.... confie Pierre à Saul, devant le tableau vivant de ces quatre grâces.

«Et merde... Nos jeunes filles seront bientôt des femmes... Elles ne glousseront plus autour de nous comme des dindes survoltées du matin au soir... » songe Saul, papa nostalgique avant l'heure. «Je ne pourrai jamais savoir quelle sorte de vieille femme deviendra ma belle Valeria adorée... et quel visage lui tricotera sa vie...» 

Et en appelant le dossier  P766666, le Docteur Saul se rappelle trop bien, une épée effilée tournoyant dans son cadre colique complet (côlon ascendant, droit comme descendant) que ces demoiselles partiront bien vite et qu'il ne lui restera plus qu'à causer avec les feuilles des arbustes du printemps.
-Mme Pauline L., salle C!  Mme Pauline L. salle C!

Raison de consultation: suivi régulier femme de 80 ans 

Le Docteur Saul est toujours ravi de voir Mme Pauline.  Dans son port de tête, de l'élégance.  Dans ses prunelles, de la jeunesse.  De la beauté en paillettes au pourtour de toutes ses rides.  Et cette façon rieuse d'envisager la mort, surtout....

-Bonjour Madame Pauline, quel plaisir de vous revoir!  Vous m'avez l'air très en forme cet après-midi?  Ma fois... vous rajeunissez à chaque nouvelle rencontre!

-Ah, Docteur Saul!  Comme votre mère vous a bien élevé!  Les femmes de mon âge doivent savoir tricher un peu avec le temps!  Une écharpe de soie rouge, un peu de rose aux joues et aux lèvres, des cheveux bien propres et voilà... le tour est joué!  sourit Mme Pauline.  Je n'ai jamais, oh mon dieu jamais cessé de prêter quelques coquetteries à mon apparence, rajoute-t-elle,  pétillante.

Les yeux mi-clos, le Docteur Saul semble presque reconnaître les gloussements exaltés de Valeria, de Léa, de Rose et de Juliette à travers la voix de Mme Pauline.  Le timbre de la désinvolture gracieuse des demoiselles semble avoir confondu les âges.  Tout droit sorti de la gorge de cette vieille femme.  Et de ce qu'elle a su préserver de fébrilité contagieuse.  Cette femme à qui pourrait ressembler, un jour,  sa Valeria....

Parce que... 

À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

... Le Temps n'existe plus...





lundi 24 février 2014

(11) Le chien Paul n'a pas l'âme olympique

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Le chien Paul n'a pas l'âme olympique


Le chien Paul est définitivement plus aux oiseaux «comme être aux oiseaux » qu'aux olympiques.  Surtout quand il fait sa sieste intensive sur le pouf de fausse cuirette rouge à 7:52 minutes AM, exténué après avoir mangé sa demi-tasse de croquettes métaboliques.  «Ça coute un peu plus cher monsieur, mais votre chien maigrit tout en mangeant, sans exercice, par activation de la lyse adipeuse... ».  Pouf acheté pour meubler la cave de Valeria et sa bande de copines mais incontestablement adopté, pattes bien repliées sous le ventre trop rond, par la «wouf!» bête.

«Bon!  On a déjà vu plus sportif, c'est vrai!» pense Saul, devant le chien Paul, affalé et incontestablement ronflotant.  «Mister Vladimir Poutine, avec son sale air de chien battu,  il aurait peut-être mieux fait de faire la sieste, tiens, lui aussi!» se dit Saul, devant l'ensemble des conneries olympiques russes. «En attendant, Pfffffffff! il aura gagné la médaille d'or du plus grand couillon, celui-là! »
Entre les écologistes (dénonçant la destruction brutale de milieux humides fragiles) envoyés au goulag, la construction de belles façades d'immeubles vides, la mise à mort de milliers de chiens vagabonds  «capture et élimination», l'expropriation des citadins, les sommes astronomiques dépensées par pots-de-vin interposés, les clôtures (pour camoufler ce qui est laid) placées autour de la balnéaire Sotchi nichée entre la Mer Noire et les montagnes (magnifiques) du Caucase, d'olympique, il ne reste malheureusement plus grand chose.

Sinon la forme.  Et surtout celle de ses athlètes.




-Mais enfin, Saul, tu n'avais pas dit que tu boycottais les jeux de Poutine? Vas-tu finir par lâcher le téléviseur à la fin?  réprimande Ninon dans une danse à peu près lascive, bas noirs, jupe vert pomme, chemise et pull effeuillés (dans le champ périphérique droit de Saul) en guise de tentative ultime de diversion.

-Mouais... D'accord Ninon... mais juste après le finale de skeleton... t'as vu, ils sont MALADES, la tête la première dans la glace à 140 km/heure!  Je ne peux même pas imaginer les traumatismes crâniens avec lesquels ils flirtent... et les «Notre Père qui êtes aux cieux» qui doivent passer en boucle de leurs neurotransmetteurs à chacun des os de leur squelette...
 
-Blablablablaaaaaa!!! rajoute Ninon qui enlève la toute dernière couche, les seins blancs dévoilés et son ventre maintenant absolument nu, dans l'axe central des deux globes oculaires de son mari.

-AHHHHHHHHHHHHH!  hurle Saul, qui détourne son visage spontanément vers la droite du corps de Ninon, poussant simultanément sur sa hanche gauche pour la tasser de devant l'écran.   Les Lituaniens ont gagné, putainnnnnnn!!!!  Ils sont trop forts!

- ...........




Le contestable et très snob baron Pierre de Coubertin doit tout de même s'étirer les muscles qu'il n'a plus dans sa tombe.  Pétri des idéaux d'égalité sociale, d'interactions culturelles et de promotion de valeurs éducatives et universelles à la base des jeux modernes,  le baron et ses longues moustaches critiquerait sans doute à la fois le totalitarisme russe et la décadence moderne de ces jeux; fric, nationalisme sans détour, enjeux politiques, valeurs d'ultra-performance d'une société en mal de culture de la lenteur, de la camaraderie... et de l'anonymat...



Pourtant, Saul, en toute connaissance de cause, est fasciné par son téléviseur. Au détriment du potentiel très érotique de son épouse.  Rhabillée de pied en cap, à la vitesse d'une descente de Super G.
Bobsleigh, hockey, luge, patins de vitesse ou artistique, skis et planches à ski sous toutes ses formes, en avant, à l'envers «upside down», curling et pierre de granit poli,  Saul se transforme en acteur très passif de ce bordel sportif. Même le chien Paul, réveillé de son interminable sieste et demandant «woufwoufwouf» pour sa promenade, semble devenu plus dynamique que le Docteur Saul.

-Mais qu'est-ce qui t'obnubile comme ça, Saul????  Tu es devenu fou...  Ce désastreux Poutine, en plus d'encourager la sanglante répression ukrainienne et de lyncher avec indécence les Pussy Riot face au monde entier, t'aura rendu complètement malade... et sans libido... soupire Ninon, fermant la porte de chêne derrière elle avec le chien Paul.

2.

-Je me sens dans une forme olympique, Saul! s'exclame Pierre.

-Eh ben, c'est définitivement de circonstance et ça fait du bien à entendre, Pierre!!!  dit Saul à son collègue médecin. Mais surtout à son ami.  Celui qui, il y a six mois à peine, s'est fait brutalement quitter, sans avis préalable,  par sa femme des derniers vingt ans pour... une autre femme.
Ce qui a l'heur de semer la zizanie (mais pas pour les mêmes raisons), pas seulement dans le coeur bouleversé de Pierre, mais aussi dans la grande, belle (?), homophobe et étriquée Union des Républiques Soviétiques Socialistes.
Celle qui pourtant a vu naitre Tchekov, Prokofiev et Chagall. La Russie du violoncelle de Rostropovitch,  du piano d'Horowitz,  des ballets du Bolchoï et de son danseur transfuge Rudolf Noureev.

Pierre et le Loup un conte musicale pour enfants
Prokofiev  
1936


Pierre (sans son loup), en décidant de prendre à bras le corps son malheur, comme on le ferait d'un entrainement intensif, a fini par émerger la tête au-dessus de la mêlée apocalyptique de ses sentiments.  Il a conjointement reprit l'exercice, trouvé un meilleur sommeil, augmenté sa sérotonine circulante, perdu presque 25 livres, gagné des biceps et des abdominaux et... rencontré la douce Francesca.

-Le sport, c'est vraiment la santé, Saul!!!! affirme maintenant Pierre, le rose aux joues et l'oeil très clair.

-Bah! J'en suis plus si certain Pierre!  Surtout quand j'entends toutes les histoires des blessures des athlètes.  De leurs souffrances et physiques et mentales. Et leurs déconvenues après leur si courte et éphémère gloire.

Pourquoi devient-on un athlète olympique?  Pour qui fait-on tout ça?

-Mais Saul, c'est sans doute une incroyable expérience que de voler dans les airs non?  D'être au-dessus de la mêlée, d'une façon ou d'une autre, dans son sport à soi, celui que l'on maitrise et contrôle, les endorphines au maximum, plus fort que tous les pauvres cons qui restent en bas (ça c'est nous)?  Se sentir un peu Dieu, tu ne crois pas?

Oui. Et peut-être que c'est quelque chose comme ça qui obnubile Saul. Qui le rive devant son téléviseur.  Qui l'empêche de faire simplement l'amour avec Ninon.  «Pour une fois, être au-dessus de la mêlée». Oublié, l'espace d'une descente, le court moment d'une course, d'un saut, d'une performance, que nous sommes simplement des hommes en sursis.
Quelque chose va arriver.  À nous.  À ceux que nous aimons.  Quelque chose qui fait tellement mal, que nous préférons l'oublier.  Et que les exploits de ces jeunes, beaux, presque invincibles athlètes olympiques sont le miroir d'une illusion qui réconforte le Docteur Saul.

Surtout pendant cette semaine insensée qu'il vient de traverser.  Cette semaine olympique.  Une semaine où on se dit «une fois aux quatre ans, c'est plus que suffisant.»  Une semaine où, pourtant, on sait «qu'il y en aura sans doute d'autres.»  Bien d'autres.  Et que même si on donne vraiment son meilleur, on ne gagne rien. On ne gagne pas.  Il n'y aura aucune médaille.  Jamais...

Raison de consultation: la mort 

Patiente de 54 ans en soins palliatifs qui veut vivre encore au moins 2 ans, mais qui, de toute évidence, en a pour à peine quelques semaines.  Elle est décédée ce weekend.

Patiente enceinte de 27 ans, première grossesse, 10 semaines, pas de coeur foetal, confirmé à l'écho obstétrical.  Elle se demande ce qu'elle n'a pas su bien faire.  Ce qu'elle a fait d'incorrect.

Patient de 53 ans schizophrène et très gros fumeur (suivi par le Docteur Saul depuis le début de sa pratique).  Annonce d'un néo du poumon métastatique.  Pronostic?  3 à 6 mois. *

Le chien Paul n'a pas l'âme olympique

Mais le  Docteur Saul ne l'a pas non plus.  Cette âme olympique, perdue quelque part dans les méandres de la vie.   Et dans toutes les morts de ses patients.

*Merci à C.P. pour les histoires de cas.