dimanche 11 mai 2014

(16) Faire l'âmour

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»



Faire l'âmour





1.


Le Docteur Saul en  avait bavé.  Avec les jeux de l'amour.  Et du hasard.

Avant sa lumineuse rencontre avec Ninon, le destin (ou le vilain inconscient) l'avait placé devant les mauvaises filles.  De celles pour qui aimer s'apparente à une longue quête d'insatisfaction en série: «Saul, tu ne me parles pas assez de toi.  Tu ne m'aimes pas comme il faut (et c'est quoi ça, aimer comme il faut?).  Tu ne me dis JAMAIS que je suis belle. Tu es si souvent distrait; on dirait que je ne suis pas importante pour toi.  Tu ne m'embrasses pas et tu ne me tiens pas la main en public; c'est comme si tu avais honte d'être avec moi.»

«moi-moi-moi-Moi-MOI-MOIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII»

Le Docteur Saul a donc été convaincu, pendant trop longtemps, d'être simplement un mauvais amoureux.  De ceux qui ne savent pas trop comment rendre heureuses toutes ces Girls à l'esprit sur-critique.  Et (malheureusement) aux corps de rêve.

Oh! Désir! Quand tu nous tiens...

«Je n'y comprends tout de même rien de rien aux filles ...  Quand, enthousiaste,  j'insiste pour les voir rapidement, elles me traitent de harceleur.  Quand je respire par le nez, elles me disent qu'elles sont avec un autre; pas assez vite Docteur Saul.  Quand je leur dis qu'elles sont particulièrement en beauté ce soir, elles me  répondent: et les autres soir alors,  j'étais moche peut-être?».

Le seul reproche que les filles ne lui avaient jamais adressé, c'était sur sa façon d'envisager l'amour physique.  Une façon de faire l'amour qui n'avait absolument rien à voir avec une façon de faire la guerre.  Tout son contraire.
Le Docteur Saul (qui n'était détenteur d'aucun sex-appeal particulier), chez qui on ne pouvait deviner ce don (talent, inclinaison, prédisposition génétique, autre...) et par une alchimie étrange hors de sa raison même,  était un amant délicieux.

Les femmes s'inquiétaient en premier de son air égaré.  Puis de cette manière de ne pas trop savoir s'y prendre.  De flirter comme un plombier (et encore).  Elles ne comprenaient globalement rien de son humour.  Ni des voies sinueuses de sa pensée.   Encore moins des détails souvent un peu absurdes de son âme.
Mais quand le Docteur Saul atterrissait, dans une lenteur infinie et presque en suspens au-dessus de leur corps...  Fine commissure des lèvres, lobe tendre des oreilles «mmmmmmmmmmm....», ailes palpitantes du nez, liséré d'aisselles odorantes,  creux profond d'échine, dégradé en poésie de nuque, chaire de cuisses frémissantes...   Tout s'envolait «wouuuuuuuuu.....» en brasier de passion charnelle.  Et ces mêmes femmes éclaboussaient les édredons du lit du Docteur Saul, en hoquetant «aaaaaaaaa...» de plaisir brut.   
«Ah! Fontaine... Il ne faut jamais dire fontaine,  je ne boirai pas de ton eau.»

2.

La logique voulait que, puisqu'il était Docteur, Saul pouvait tout comprendre du corps.  Mais de sa fonction à son animation, un corps de femme possédait des millions de serrures et de clefs que, docteur ou pas, il n'était pas facile de décoder.  Et l'amour n'avait certainement rien à voir avec la logique.  Encore moins avec les laboratoires d'anatomie sur cadavres. «oufffffff!!!!»

Pourtant, la longue fréquentation des corps meurtris des patients du Docteur Saul lui avait  enseigné la voie Royale de l'Amour physique:

Corps blessés.  Corps chimiothérapeutisés, radiothérapeutisés.  Corps chirurgicalisés.  Corps en douleur.  Mauvais corps d'infirmités.  Corps alités.  Corps en chaise roulante.  Corps sans repos.  Corps obèses.  Corps gris des mourants.  Corps ivres des alcooliques.  Corps égarés des psychotiques.  Cors aux pieds.  Corps crochus.  Pointus.  Fiévreux.  Inflammés.  Corps cardiaques.  Corps pulmonaires.   Corps sans grâce.  Corps transpercés.  Corps stomatisés.  Corps dialysés.  Corps médicalisés.  Poly-médicamentés.  Corps utérins vendus.

À corps perdus.

Parce que devant ce bestiaire des corps brisés des Animaux humains, le Docteur Saul n'a vraiment trouvé rien de mieux... que de respirer.
«Innnnnnnnnnnspire, Expiiiiiiiiiiire...» 
Pour le simple plaisir de sentir l'air gonfler son thorax.
Et qu'au simple plaisir de respirer, se sont greffés les  millions d'infinitésimaux plaisirs que peut offrir un corps en marche.
Avec une attention toute nouvelle aux murmures secrets de ses alcôves.  Une attention soudainement consciente de la chance d'être tout simplement en vie.  Et une façon bienveillante, presque mystique, de célébrer cette vie qui passe au travers ce corps.  Et celui des femmes dans son lit...
«Le véritable Éros n'est sans doute pas une question de performance ou d'esthétique corporelle... C'est autre chose... Ailleurs....»

Raison de consultation: Prostatectomie radicale


-Et comment ça va avec votre épouse, Monsieur Paul, après votre chirurgie? demande gentiment le Docteur Saul, tout de même un peu inquiet pour son patient, post-op 90 jours d'une prostatectomie radicale pour cancer de la prostate.

-C'est très étrange, Docteur Saul!  Mon urologue semble m'avoir sauvé la vie, parce que si je gardais ma prostate, je m'en allais au grand galop dans le trou.... Mais ce qu'il ne sait pas, c'est qu'il a aussi sauvé mon mariage. En transformant ma sexualité, répond Monsieur Paul.  Avant, je crois que je n'étais qu'un manuel stéréotypé d'efficacité de mes corps bulbo-caverneux.  Et ma femme, toujours si polie, mimait sans doute le plaisir plus qu'elle ne s'y abandonnait, rajoute-t-il.
Maintenant, mon sexe est devenu un objet beaucoup moins intéressant.  Mais tout le reste de mon corps s'est tout à coup mis à s'activer.  Je ne me connaissais pas ses ressources insoupçonnées de sensations mais surtout d'attentions au corps formidablement en vie de mon épouse.  Avec la mort de ma prostate, je me suis pris d'une interminable envie de...

Faire l'âmour

... avec ma femme.  Avec toutes les nuances de mon âme.  Et je crois, sincèrement,  que nous n'avons jamais été si heureux, amoureux et proche l'un de l'autre....




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