mercredi 12 mars 2014

(12) À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

Prix Goncourt 1919
Tome 2 (sur 7) de
«À la recherche du temps perdu»
Édition Gallimard 

«Autour de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de Marie, d'après-midi du dimanche, de croyances, d'erreurs oubliées.  J'aurais voulu la saisir.  Je m'arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l'arbuste.  Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l'aubépine pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses.  «Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps», me disaient les feuilles.»
 
Pour les merveilleuses jeunes filles (elles se reconnaitront) 
qui fleurissent autour de ma vie.

1.

Certaines voix sont uniques.  Et manquent cruellement au monde. 
Celle de Marguerite Duras.  Évidemment.  La petite musique inimitable Des journées entières dans les arbres.  Cette voix qui sait «Putain, comment elle s'y prend?» bouleverser la passion même.  Puis celle de Marcel Proust, de sa Recherche du temps perdu  et de ses Jeunes filles en fleurs.  Cette voix languissante aux grains sépias.   Pour égrener, entre sensualité et déliquescence,  nos quelques jours d'éternité...
D'autres encore ne sont uniques (et chéries) que pour leurs intimes.  Comme celle de Ninon.   Cette voix à qui manque pourtant le monde.  Surtout celui qui est printanier.
«Les arbres, les forêts, les feuilles, les arbustes, les fleurs d'aubépine... Mon oeil!». Cette voix qui n'en peut plus de ce temps qui ne passe assurément pas assez vite avant le retour de quelque chose qui pourrait s'apparenter au printemps «Et merde!».

-Rhââââââââ-Crotte!  Saul, je n'en peux plus de cette gadoue, de ce temps froid, de cette lassante grisaille, de cet interminable hiver québécois! Je veux des FLEUUUUUUUUURS!!!!  beugle Ninon enrobée dans son pull de laine lilas.  Le visage presque entièrement camouflé dans le long col roulé. 
-Oh, ma Ninon!  C'est bien vrai qu'il n'y a rien de plus impoli que les moins 28 degrés de mars à 7 heures du matin!   Tiens, ma pauvre chérie toute gelée,  voilà des fleurs pour te consoler... souffle Saul dans le cou rougi de laine rêche de son épouse, entre deux rayons de cette lumière si attendue.


La neige de novembre,  joyeuse dans son premier voile de magie, devient triste et presque glauque en mars.  Opaque.  Parfois sinistre, un peu comme les images des jours de révolte ukrainienne.  Pourtant, seulement quatre mois séparent ces deux neiges. Cent-vingt-jours. Tous ces jours dans l'esprit de l'hiver; une vie comme en veilleuse (calme, recueillement, parfois volupté), au plus près de l'infinie fragilité des choses.
Mais l'irrépressible besoin de couleurs «perce-neige, muguets, jonquilles, marguerites, pivoines, tulipes, lilas, fleurs de tilleul, feuilles de murier, fleurs d'oranger, aubépines et boutons de rose» oppresse l'âme de Ninon.  
Comme celle de Valeria.  
Cette jeune fille... toute en fleurs... 

2.


«Call me in the afternoon even by one by one/ Call me in the afternoon even by one by one...»  chantent les Half Moon Run, ainsi que Juliette, Léa, Rose et Valeria, dans l'habitacle trop serré de la voiture du Docteur Saul.  Sur la route qui mène, entre méandres glacés et détours vallonnés, vers la station de ski Owl's Head (limitrophe des lignes américaines), les filles, absolument intenables, jacassent, rigolent, pouffent, roucoulent, serinent... et recommencent dans le même désordre, ne laissant à Saul que peu de chance de se concentrer sur la route... et sur sa céphalée d'origine mixte.  Diagnostic hautement facilité par le manque de sommeil, les décibels en haute-voltige provenant de la bouche des demoiselles et par l'ingurgitation massive de whisky avec Pierre.  Le meilleur pote de Saul, accompagné de ses (trois) adolescentes.  
«Oh! Misère...»
Fille (une) pour filles, les deux amis ont plutôt décidé d'en prendre leur parti et de les amener, toutes, pour quelques jours à la relâche de mars, s'éventer les neurones (et accessoirement les hormones) sur les pistes de ski de l'Estrie.  Et de donner un semblant de congé à Lou, le petit frère de Valeria «J'en ai vraiment marre des filles, papa!  Elles sont vraiment chiantes... Elles pètent les plombs pour absolument rien et ne parlent que de garçons...». Et à Ninon, qui préfère contempler ses fleurs dans la chaleur du J∅tul, que de se les geler (manière de parler) en pleine nature.  Aussi belle soit-elle...

Ces toutes gaies jeunes filles, étourdies et si coquettes, raviraient sans l'ombre d'un doute la sensibilité organique de Monsieur Marcel Proust.  Ces jeunes filles qui enchantent, encore plus qu'ils ne veulent bien l'admettre (et ce malgré le mal de tête), Saul et Pierre, les deux papas conquis.  Parce qu'à défaut de printemps, Valeria, Léa, Rose et Juliette remplacent en soleil et en bouquet fleuri ces jours de mars trop froid.

Et devant l'oeuvre entière qu'est leur sourire, puis cette manière gracile d'envisager leurs mains (et leurs quarante doigts) comme des paroles de chanson, même Saul semble pouvoir abolir les limites imposées par le temps.  Ce fameux Temps Perdu.  Celui que le Docteur Saul pourchasse sans fin, sans jamais pouvoir n'attraper que le bout de sa propre moustache (qu'il n'a pourtant pas). 

-C'est tout bête Saul, elles me tombent sur les nerfs, elles m'exaspèrent, elles m'épuisent, elles me prennent tout mon fric, tout mon espace physique ET mental, mais regarder mes filles, c'est m'offrir un brin d'éternité...  L'éternité la plus joyeuse à laquelle je n'aurais jamais pu rêvée.... confie Pierre à Saul, devant le tableau vivant de ces quatre grâces.

«Et merde... Nos jeunes filles seront bientôt des femmes... Elles ne glousseront plus autour de nous comme des dindes survoltées du matin au soir... » songe Saul, papa nostalgique avant l'heure. «Je ne pourrai jamais savoir quelle sorte de vieille femme deviendra ma belle Valeria adorée... et quel visage lui tricotera sa vie...» 

Et en appelant le dossier  P766666, le Docteur Saul se rappelle trop bien, une épée effilée tournoyant dans son cadre colique complet (côlon ascendant, droit comme descendant) que ces demoiselles partiront bien vite et qu'il ne lui restera plus qu'à causer avec les feuilles des arbustes du printemps.
-Mme Pauline L., salle C!  Mme Pauline L. salle C!

Raison de consultation: suivi régulier femme de 80 ans 

Le Docteur Saul est toujours ravi de voir Mme Pauline.  Dans son port de tête, de l'élégance.  Dans ses prunelles, de la jeunesse.  De la beauté en paillettes au pourtour de toutes ses rides.  Et cette façon rieuse d'envisager la mort, surtout....

-Bonjour Madame Pauline, quel plaisir de vous revoir!  Vous m'avez l'air très en forme cet après-midi?  Ma fois... vous rajeunissez à chaque nouvelle rencontre!

-Ah, Docteur Saul!  Comme votre mère vous a bien élevé!  Les femmes de mon âge doivent savoir tricher un peu avec le temps!  Une écharpe de soie rouge, un peu de rose aux joues et aux lèvres, des cheveux bien propres et voilà... le tour est joué!  sourit Mme Pauline.  Je n'ai jamais, oh mon dieu jamais cessé de prêter quelques coquetteries à mon apparence, rajoute-t-elle,  pétillante.

Les yeux mi-clos, le Docteur Saul semble presque reconnaître les gloussements exaltés de Valeria, de Léa, de Rose et de Juliette à travers la voix de Mme Pauline.  Le timbre de la désinvolture gracieuse des demoiselles semble avoir confondu les âges.  Tout droit sorti de la gorge de cette vieille femme.  Et de ce qu'elle a su préserver de fébrilité contagieuse.  Cette femme à qui pourrait ressembler, un jour,  sa Valeria....

Parce que... 

À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs

... Le Temps n'existe plus...





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