«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore. Il a deux enfants
adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et
deux chats sans-nom. Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans
une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon
médecin de famille doit avoir à charge. Les mille et une âmes qu'il
côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan
et tendresse. Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime
du Docteur Saul...»
À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs
À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs
Prix Goncourt 1919
Tome 2 (sur 7) de
«À la recherche du temps perdu»
Édition Gallimard
«Autour
de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de Marie, d'après-midi du
dimanche, de croyances, d'erreurs oubliées. J'aurais voulu la saisir.
Je m'arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me
laissa causer un instant avec les feuilles de l'arbuste. Je leur
demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l'aubépine pareilles à
de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses. «Ces
demoiselles sont parties depuis déjà longtemps», me disaient les
feuilles.»
Pour les merveilleuses jeunes filles (elles se reconnaitront)
qui fleurissent autour de ma vie.
1.
Certaines voix sont uniques. Et manquent cruellement au monde.
Celle de Marguerite Duras. Évidemment. La petite musique inimitable Des journées entières dans les arbres. Cette voix qui sait «Putain, comment elle s'y prend?» bouleverser la passion même. Puis celle de Marcel Proust, de sa Recherche du temps perdu et de ses Jeunes filles en fleurs.
Cette voix languissante aux grains sépias. Pour égrener, entre
sensualité et déliquescence, nos quelques jours d'éternité...
«Les arbres, les forêts, les feuilles, les arbustes, les fleurs d'aubépine... Mon oeil!».
Cette voix qui n'en peut plus de ce temps qui ne passe assurément pas
assez vite avant le retour de quelque chose qui pourrait s'apparenter au
printemps «Et merde!».
-Rhââââââââ-Crotte! Saul, je n'en peux plus de cette gadoue, de ce
temps froid, de cette lassante grisaille, de cet interminable hiver
québécois! Je veux des FLEUUUUUUUUURS!!!! beugle Ninon enrobée dans son pull de laine lilas. Le visage presque entièrement camouflé dans le long col roulé.
-Oh, ma Ninon! C'est bien vrai qu'il n'y a rien de plus impoli que
les moins 28 degrés de mars à 7 heures du matin! Tiens, ma pauvre
chérie toute gelée, voilà des fleurs pour te consoler... souffle Saul dans le cou rougi de laine rêche de son épouse, entre deux rayons de cette lumière si attendue.
La neige de novembre, joyeuse dans son premier voile de magie, devient
triste et presque glauque en mars. Opaque. Parfois sinistre, un peu
comme les images des jours de révolte ukrainienne. Pourtant,
seulement quatre mois séparent ces deux neiges. Cent-vingt-jours. Tous
ces jours dans l'esprit de l'hiver; une vie comme en veilleuse (calme,
recueillement, parfois volupté), au plus près de l'infinie fragilité des choses.
Mais l'irrépressible besoin de couleurs «perce-neige, muguets, jonquilles, marguerites, pivoines, tulipes, lilas, fleurs de tilleul, feuilles de murier, fleurs d'oranger, aubépines et boutons de rose» oppresse l'âme de Ninon.
Comme celle de Valeria.
Cette jeune fille... toute en fleurs...
2.
«Call me in the afternoon even by one by one/ Call me in the afternoon even by one by one...» chantent les Half Moon Run, ainsi que Juliette, Léa, Rose et Valeria, dans l'habitacle trop serré de la voiture du Docteur Saul. Sur la route qui mène, entre méandres glacés et détours vallonnés, vers la station de ski Owl's Head (limitrophe des lignes américaines), les filles, absolument intenables, jacassent, rigolent, pouffent, roucoulent, serinent... et recommencent dans le même désordre, ne laissant à Saul que peu de chance de se concentrer sur la route... et sur sa céphalée d'origine mixte. Diagnostic hautement facilité par le manque de sommeil, les décibels en haute-voltige provenant de la bouche des demoiselles et par l'ingurgitation massive de whisky avec Pierre. Le meilleur pote de Saul, accompagné de ses (trois) adolescentes.
«Oh! Misère...»
Fille (une) pour filles, les deux amis ont plutôt décidé d'en prendre
leur parti et de les amener, toutes, pour quelques jours à la relâche de
mars, s'éventer les neurones (et accessoirement les hormones) sur les
pistes de ski de l'Estrie. Et de donner un semblant de congé à Lou, le
petit frère de Valeria «J'en ai vraiment marre des filles, papa!
Elles sont vraiment chiantes... Elles pètent les plombs pour absolument
rien et ne parlent que de garçons...». Et à Ninon, qui préfère contempler ses fleurs dans la chaleur du J∅tul, que de se les geler (manière de parler) en pleine nature. Aussi belle soit-elle...
Ces toutes gaies jeunes filles, étourdies et si coquettes, raviraient sans l'ombre d'un doute la sensibilité organique de Monsieur Marcel Proust. Ces
jeunes filles qui enchantent, encore plus qu'ils ne veulent bien
l'admettre (et ce malgré le mal de tête), Saul et Pierre, les deux papas
conquis. Parce qu'à défaut de printemps, Valeria, Léa, Rose et
Juliette remplacent en soleil et en bouquet fleuri ces jours de mars
trop froid.
Et devant l'oeuvre entière qu'est leur sourire, puis cette
manière gracile d'envisager leurs mains (et leurs quarante doigts) comme des paroles de chanson, même
Saul semble pouvoir abolir les limites imposées par le temps. Ce fameux Temps Perdu.
Celui que le Docteur Saul pourchasse sans fin, sans jamais pouvoir
n'attraper que le bout de sa propre moustache (qu'il n'a pourtant pas).
-C'est tout bête Saul, elles me tombent sur les nerfs, elles
m'exaspèrent, elles m'épuisent, elles me prennent tout mon fric, tout
mon espace physique ET mental, mais regarder mes filles, c'est m'offrir
un brin d'éternité... L'éternité la plus joyeuse à laquelle je n'aurais jamais pu rêvée.... confie Pierre à Saul, devant le tableau vivant de ces quatre grâces.
«Et merde... Nos jeunes filles seront bientôt des femmes... Elles ne
glousseront plus autour de nous comme des dindes survoltées du matin au
soir... » songe Saul, papa nostalgique avant l'heure. «Je ne
pourrai jamais savoir quelle sorte de vieille femme deviendra ma belle
Valeria adorée... et quel visage lui tricotera sa vie...»
Et en appelant le dossier P766666, le Docteur Saul se rappelle
trop bien, une épée effilée tournoyant dans son cadre colique complet
(côlon ascendant, droit comme descendant) que ces demoiselles partiront
bien vite et qu'il ne lui restera plus qu'à causer avec les feuilles des
arbustes du printemps.
-Mme Pauline L., salle C! Mme Pauline L. salle C!
Raison de consultation: suivi régulier femme de 80 ans
Le Docteur Saul est toujours ravi de voir Mme Pauline. Dans son port de
tête, de l'élégance. Dans ses prunelles, de la jeunesse. De la beauté
en paillettes au pourtour de toutes ses rides. Et cette façon rieuse
d'envisager la mort, surtout....
-Bonjour Madame Pauline, quel plaisir de vous revoir! Vous m'avez
l'air très en forme cet après-midi? Ma fois... vous rajeunissez à
chaque nouvelle rencontre!
-Ah, Docteur Saul! Comme votre mère vous a bien élevé! Les femmes
de mon âge doivent savoir tricher un peu avec le temps! Une écharpe de
soie rouge, un peu de rose aux joues et aux lèvres, des cheveux bien
propres et voilà... le tour est joué! sourit Mme Pauline. Je n'ai jamais, oh mon dieu jamais cessé de prêter quelques coquetteries à mon apparence, rajoute-t-elle, pétillante.
Les yeux mi-clos, le Docteur Saul semble presque reconnaître les
gloussements exaltés de Valeria, de Léa, de Rose et de Juliette à
travers la voix de Mme Pauline. Le timbre de la désinvolture gracieuse
des demoiselles semble avoir confondu les âges. Tout droit sorti de la
gorge de cette vieille femme. Et de ce qu'elle a su préserver de
fébrilité contagieuse. Cette femme à qui pourrait ressembler, un jour,
sa Valeria....
Parce que...
À l'ombre (de l'âme) des jeunes filles en fleurs
... Le Temps n'existe plus...
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