lundi 24 février 2014

(11) Le chien Paul n'a pas l'âme olympique

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Le chien Paul n'a pas l'âme olympique


Le chien Paul est définitivement plus aux oiseaux «comme être aux oiseaux » qu'aux olympiques.  Surtout quand il fait sa sieste intensive sur le pouf de fausse cuirette rouge à 7:52 minutes AM, exténué après avoir mangé sa demi-tasse de croquettes métaboliques.  «Ça coute un peu plus cher monsieur, mais votre chien maigrit tout en mangeant, sans exercice, par activation de la lyse adipeuse... ».  Pouf acheté pour meubler la cave de Valeria et sa bande de copines mais incontestablement adopté, pattes bien repliées sous le ventre trop rond, par la «wouf!» bête.

«Bon!  On a déjà vu plus sportif, c'est vrai!» pense Saul, devant le chien Paul, affalé et incontestablement ronflotant.  «Mister Vladimir Poutine, avec son sale air de chien battu,  il aurait peut-être mieux fait de faire la sieste, tiens, lui aussi!» se dit Saul, devant l'ensemble des conneries olympiques russes. «En attendant, Pfffffffff! il aura gagné la médaille d'or du plus grand couillon, celui-là! »
Entre les écologistes (dénonçant la destruction brutale de milieux humides fragiles) envoyés au goulag, la construction de belles façades d'immeubles vides, la mise à mort de milliers de chiens vagabonds  «capture et élimination», l'expropriation des citadins, les sommes astronomiques dépensées par pots-de-vin interposés, les clôtures (pour camoufler ce qui est laid) placées autour de la balnéaire Sotchi nichée entre la Mer Noire et les montagnes (magnifiques) du Caucase, d'olympique, il ne reste malheureusement plus grand chose.

Sinon la forme.  Et surtout celle de ses athlètes.




-Mais enfin, Saul, tu n'avais pas dit que tu boycottais les jeux de Poutine? Vas-tu finir par lâcher le téléviseur à la fin?  réprimande Ninon dans une danse à peu près lascive, bas noirs, jupe vert pomme, chemise et pull effeuillés (dans le champ périphérique droit de Saul) en guise de tentative ultime de diversion.

-Mouais... D'accord Ninon... mais juste après le finale de skeleton... t'as vu, ils sont MALADES, la tête la première dans la glace à 140 km/heure!  Je ne peux même pas imaginer les traumatismes crâniens avec lesquels ils flirtent... et les «Notre Père qui êtes aux cieux» qui doivent passer en boucle de leurs neurotransmetteurs à chacun des os de leur squelette...
 
-Blablablablaaaaaa!!! rajoute Ninon qui enlève la toute dernière couche, les seins blancs dévoilés et son ventre maintenant absolument nu, dans l'axe central des deux globes oculaires de son mari.

-AHHHHHHHHHHHHH!  hurle Saul, qui détourne son visage spontanément vers la droite du corps de Ninon, poussant simultanément sur sa hanche gauche pour la tasser de devant l'écran.   Les Lituaniens ont gagné, putainnnnnnn!!!!  Ils sont trop forts!

- ...........




Le contestable et très snob baron Pierre de Coubertin doit tout de même s'étirer les muscles qu'il n'a plus dans sa tombe.  Pétri des idéaux d'égalité sociale, d'interactions culturelles et de promotion de valeurs éducatives et universelles à la base des jeux modernes,  le baron et ses longues moustaches critiquerait sans doute à la fois le totalitarisme russe et la décadence moderne de ces jeux; fric, nationalisme sans détour, enjeux politiques, valeurs d'ultra-performance d'une société en mal de culture de la lenteur, de la camaraderie... et de l'anonymat...



Pourtant, Saul, en toute connaissance de cause, est fasciné par son téléviseur. Au détriment du potentiel très érotique de son épouse.  Rhabillée de pied en cap, à la vitesse d'une descente de Super G.
Bobsleigh, hockey, luge, patins de vitesse ou artistique, skis et planches à ski sous toutes ses formes, en avant, à l'envers «upside down», curling et pierre de granit poli,  Saul se transforme en acteur très passif de ce bordel sportif. Même le chien Paul, réveillé de son interminable sieste et demandant «woufwoufwouf» pour sa promenade, semble devenu plus dynamique que le Docteur Saul.

-Mais qu'est-ce qui t'obnubile comme ça, Saul????  Tu es devenu fou...  Ce désastreux Poutine, en plus d'encourager la sanglante répression ukrainienne et de lyncher avec indécence les Pussy Riot face au monde entier, t'aura rendu complètement malade... et sans libido... soupire Ninon, fermant la porte de chêne derrière elle avec le chien Paul.

2.

-Je me sens dans une forme olympique, Saul! s'exclame Pierre.

-Eh ben, c'est définitivement de circonstance et ça fait du bien à entendre, Pierre!!!  dit Saul à son collègue médecin. Mais surtout à son ami.  Celui qui, il y a six mois à peine, s'est fait brutalement quitter, sans avis préalable,  par sa femme des derniers vingt ans pour... une autre femme.
Ce qui a l'heur de semer la zizanie (mais pas pour les mêmes raisons), pas seulement dans le coeur bouleversé de Pierre, mais aussi dans la grande, belle (?), homophobe et étriquée Union des Républiques Soviétiques Socialistes.
Celle qui pourtant a vu naitre Tchekov, Prokofiev et Chagall. La Russie du violoncelle de Rostropovitch,  du piano d'Horowitz,  des ballets du Bolchoï et de son danseur transfuge Rudolf Noureev.

Pierre et le Loup un conte musicale pour enfants
Prokofiev  
1936


Pierre (sans son loup), en décidant de prendre à bras le corps son malheur, comme on le ferait d'un entrainement intensif, a fini par émerger la tête au-dessus de la mêlée apocalyptique de ses sentiments.  Il a conjointement reprit l'exercice, trouvé un meilleur sommeil, augmenté sa sérotonine circulante, perdu presque 25 livres, gagné des biceps et des abdominaux et... rencontré la douce Francesca.

-Le sport, c'est vraiment la santé, Saul!!!! affirme maintenant Pierre, le rose aux joues et l'oeil très clair.

-Bah! J'en suis plus si certain Pierre!  Surtout quand j'entends toutes les histoires des blessures des athlètes.  De leurs souffrances et physiques et mentales. Et leurs déconvenues après leur si courte et éphémère gloire.

Pourquoi devient-on un athlète olympique?  Pour qui fait-on tout ça?

-Mais Saul, c'est sans doute une incroyable expérience que de voler dans les airs non?  D'être au-dessus de la mêlée, d'une façon ou d'une autre, dans son sport à soi, celui que l'on maitrise et contrôle, les endorphines au maximum, plus fort que tous les pauvres cons qui restent en bas (ça c'est nous)?  Se sentir un peu Dieu, tu ne crois pas?

Oui. Et peut-être que c'est quelque chose comme ça qui obnubile Saul. Qui le rive devant son téléviseur.  Qui l'empêche de faire simplement l'amour avec Ninon.  «Pour une fois, être au-dessus de la mêlée». Oublié, l'espace d'une descente, le court moment d'une course, d'un saut, d'une performance, que nous sommes simplement des hommes en sursis.
Quelque chose va arriver.  À nous.  À ceux que nous aimons.  Quelque chose qui fait tellement mal, que nous préférons l'oublier.  Et que les exploits de ces jeunes, beaux, presque invincibles athlètes olympiques sont le miroir d'une illusion qui réconforte le Docteur Saul.

Surtout pendant cette semaine insensée qu'il vient de traverser.  Cette semaine olympique.  Une semaine où on se dit «une fois aux quatre ans, c'est plus que suffisant.»  Une semaine où, pourtant, on sait «qu'il y en aura sans doute d'autres.»  Bien d'autres.  Et que même si on donne vraiment son meilleur, on ne gagne rien. On ne gagne pas.  Il n'y aura aucune médaille.  Jamais...

Raison de consultation: la mort 

Patiente de 54 ans en soins palliatifs qui veut vivre encore au moins 2 ans, mais qui, de toute évidence, en a pour à peine quelques semaines.  Elle est décédée ce weekend.

Patiente enceinte de 27 ans, première grossesse, 10 semaines, pas de coeur foetal, confirmé à l'écho obstétrical.  Elle se demande ce qu'elle n'a pas su bien faire.  Ce qu'elle a fait d'incorrect.

Patient de 53 ans schizophrène et très gros fumeur (suivi par le Docteur Saul depuis le début de sa pratique).  Annonce d'un néo du poumon métastatique.  Pronostic?  3 à 6 mois. *

Le chien Paul n'a pas l'âme olympique

Mais le  Docteur Saul ne l'a pas non plus.  Cette âme olympique, perdue quelque part dans les méandres de la vie.   Et dans toutes les morts de ses patients.

*Merci à C.P. pour les histoires de cas.










 

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