jeudi 13 juin 2013

Comme Cézanne qui dirait «j'ai pas vraiment la pêche, aujourd'hui!»

Lettre 33

Pour D.

Chère I.

«J'ai acheté la Sainte-Victoire de Cézanne. 
-«Laquelle?» lui demande son marchand en pensant à un tableau.
-«La vraie» répond Picasso»  

«... une oeuvre silencieuse... tant l'histoire de l'art éprouve des difficultés pour traduire l'approche picturale de Cézanne en mots, comme s'il inventait une manière inexplicable de peindre»
Hors-série Télérama, juin 2013

«Il n'y a rien de plus réellement artistique que d'aimer les gens»

Vincent Van Gogh (1853-1890)




le corps ou la pêche

L'amour peut parfois se passer de mots.  Dans ces singuliers moments du silence érotique où toute la place de la parole est volée par les corps.  Dans ces secondes où  les bouches se transforment en de beaux animaux marins.  Dans ces éclairs où les peaux s'ouvrent en de très fines membranes sur-sensibles.  Dans ces minutes où les ventres se murmurent je te veux sans faire tellement de bruit.  Dans ce maelström faisant valser les frontières de la lymphe et du sang.

- «I'll never know I'll never know I'll never know you» chante Phoenix, des pêches plein la couverture de leur dernier album.

- «I'll never know you... » sait très bien Paul, pensant une nouvelle fois à son Helena.


Cézanne, lui, s'est toujours passé de mots.  Mais pas de pommes, de poires ou de pêches.
«À profusion, les pommes et les pêches, hein!» pense Paul, dubitatif devant tous ces tableaux de Cézanne, enfin réunis à Aix-en-Provence, sa ville natale aimée, pour l'unique exposition du Grand Atelier du Midi.
Paul se gratte la tempe gauche, liquéfié de sueur et coincé entre le gros ventre d'un américain, un groupe de japonais désespérés de ne pas pouvoir prendre de photos et une veille bourgeoise aixoise qui le pousse de son épaule droite pour regarder à son aise les pêches de Paul.  
De Paul Cézanne.


Les fruits de ta passion

- «Pssssit!Pssssssssiiit! Hé Paul! Paul!!!» entend vaguement Paul de son oreille droite, se tournant alors vers le chuchotement. 
- «Paul! Oui, oui, ici! C'est moi qui te parle!  L'autre Paul quoi! Paul Cézanne!» répète-t-on près de son oreille gauche cette fois.
- «Hein?» s'exclame Paul, les sourcils et les yeux en point d'interrogation. 
- «Regarde le fond de cette nature morte! Là, c'est ça! Iciiii! Derrière le petit rideau! Je suis là! Ah, dis-donc, ça fait six mois que je t'attends, toi! Tu n'as vraiment pas été pressé de venir à ma rencontre!» 



 - «Eh ben! Disons que j'avais pas mal d'autres chiens... euh... de chats à fouetter! » explique Paul,  «Mais enfin!!!  Ça fait combien de temps que tu restes tapi comme ça dans le fond de ta nature morte?»
- «Trop longtemps! On dit d'ailleurs de moi que je SUIS une nature morte!»


- « Bah! Tu as la nature morte assez vivante à ce que je peux voir!» répond Paul, étonné et perplexe devant le tableau qui parle.  «Comment ça se fait que tu n'as jamais pensé à dessiner les femmes, leur cheville et leur nuque et leur peau, qui pour le coup ont vraiment la couleur de la pêche?  Ça ne se peut pas que tu n'aies jamais remarqué! Ton pote Renoir, il ne s'est pas gêné lui, avec la peau des femmes...» continue Paul, que la peinture de Cézanne ennuie un peu mais saisissant la chance de lui poser enfin des questions.


- «Tu sais, je n'ai pas vraiment la pêche aujourd'hui, quand je repense à tout ce temps perdu!» lui confie Cézanne, «Avec Hortense, on n'était pas trop trop heureux de ce côté-là, tu vois! Je ne l'ai peinte que toute habillée... et c'est peu dire...  Et puis j'ai été obnubilé par ma quête et par l'idée de multiplier les angles et toutes les possibilités de rapport de tons sur une même pêche, une même pomme et sur MA montagne!»


- «J'avoue que je trouve ça tout de même très impressionnant tes paysages et tous tes fruits!  Mais la peau des femmes, les visages et les corps, euh, comment dire...»
- «Je te comprends.... puis des gens, j'en ai peints de moins en moins au fil du temps...  Même Zola, mon pote d'enfance, disait que mes personnages n'expriment rien. Et mes fesses, est-ce qu'elles expriment quelque chose, je lui avais alors répondu! » rigole Cézanne.


- «Et puis Dali aussi, il n'y a pas été avec le dos de la cuillère celui-là, en disant de toi que tu es le plus mauvais peintre de la France et que tu as plongé l'art moderne dans la m...»
- «Bah! Dali! Tu rigoles! Tu le prends au sérieux toi? Regarde son truc exposé ici, sa monumentale pêche au thon!» rétorque Cézanne du fond du tableau.


-  «De toute façon Paul, mon plus grand regret, ce ne sont pas les mauvaises critiques, pas même celles de mes amis.  Et mon peu de succès, de mon vivant.  C'est vrai, ça fait mal au coeur! Et créer, c'est quelque chose d'un  peu impossible.  À la fois, on a comme cette urgence, cette obsession et on voudrait que tout le monde nous admire, nous aime et que tout le monde s'intéresse à notre quête!  À la fois, cette obsession, ça nous éloigne des vraies choses.  Et moi, solitaire, je me suis trop retiré, je n'ai plus fait attention à personne... » livre-t-il.  «Dormir amoureux dans les bras d'une femme aimée.  Boire un rosé entre amis, sans penser à rien, juste être présent aux autres.  Partager.  Être vraiment là pour accompagner ses enfants dans leurs chagrins et leurs découvertes et leurs joies.  J'ai tout raté ça avec mon unique fils, Paul.  Pour des pommes et des pêches et des poires et un gros cailloux que je n'ai même jamais réussi à escalader.  J'ai le vertige moi!»


- «Ohlalala! Pffffffffff! Quelle merde tout de même! » lui répond Paul, empathique, songeant à son propre fils.
- «Je sais bien que tu es un peu trop malheureux encore! Mais je t'envie ta vie et je t'admire Paul!  Avec Hortense, nous avons été beaucoup plus malheureux qu'heureux.  Avec Helena, tu as été à fond dans tous vos bonheurs et toutes vos erreurs.  Tu as fait du bien aux autres avec ton travail.  Tu n'as   jamais déserté ton rôle de père même si maintenant ton fils t'en veut.   Tu as vraiment su vivre ta vie érotique et ta vie amoureuse.   Moi, je n'ai fait que des peintures....Toi, sans pastel ni gouache aux doigts, tu as connu la véritable expérience de transcender son propre petit corps, son trop petit univers à soi, son jardin toujours trop étroit au travers l'autre et l'amour!» confie encore Cézanne.  «Bien plus que la peinture, bien plus que l'art, l'amour est peut-être la dernière part d'inaliénable en nous...» ajoute Cézanne, sa voix de plus en plus effacée, lointaine.


le voyage est un pardon

Paul regarde vers sa droite.  Puis vers sa gauche.  Il se frotte les deux lobes d'oreille.  Plus très sûr de bien avoir entendu.  Il regarde à nouveau les pêches.  Encore plus dubitatif.  Scrute au plus profond du tableau pour y voir Cézanne.  Rien.  Le rideau ne bouge pas.  Les fruits sont bel et bien morts.  Aucun souffle.  Le tableau ne sent pas le musc sucré du fruit fané.
«Euh... C'était arrangé avec le gars des vues, ça?» s'interroge Paul, lançant un dernier coup d'oeil derrière lui.
Il soulève les pieds machinalement vers la sortie, les yeux fixes, comme absent au brouhaha ambiant, se rongeant savamment chaque cuticule des dix doigts.
Il reprend son sac de cuir fauve laissé au vestiaire.  Remet machinalement ses lunettes fumées pour protéger son regard du soleil lumineux de la Provence.  De la violence de son souffle sur la peau.  De son éblouissement et de sa forme presque douloureuse.

Comme seul un peintre, peut-être, peut le faire, Cézanne a rendu la sensation colorée et une unique perspective dans les volumes de l'histoire de Paul.
Cézanne a laissé à Paul le regard du vrai pardon sur sa propre histoire, qu'il a su en une seule rencontre transfigurer.

Comme seul un véritable maître pouvait la redessiner...



 La Cigale

Ps: Et toi, as-tu revisité ton histoire? Sous quelle perspective? Dans quelle lumière? Avec quelle couleur?











 







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