mercredi 26 juin 2013

Les six mules n'étaient pas si noires

Lettre 35

Pour V. mon unique fille très adorée


Chère I.

«On ne va jamais aussi loin que lorsqu'on ne sait pas où on va.»

Christophe Colomb (1451-1506)

«We do not see things as they are.  We see them as we are.»

Anais Nin


Au 6, rue de la Mule Noire
 

1.

Alors voilà! 

C'en est fait de la Mule Noire.  De ces six mois, déclinés en six mules, au six de la dite rue.  
Cela avait été si beau de le dire.  De l'écrire.  De le penser.  De le fantasmer.  
Ce ne sera bientôt plus qu'un souvenir pour Paul.  Le souvenir de six mules noires.  Et de tout le reste...
«Oh putain! j'ai tellement de choses à ranger, je n'y arriverai pas tout seul!» se décourage Paul, avec un véritable mal de tête de mule.  Un mal de crâne sans beaucoup de cheveux.  Une brûlure  céphalo-rachidienne de tout son système limbique.
«Je broie du nwouèrrrrr, quoi!!!!» pense-t-il, exhalant les volutes de la cigarette blonde qu'il n'a jamais pu cesser d'étreindre, au coin de la grande fenêtre du salon, avachi sur son fauteuil Louis XV préféré.  Là où il a tant rêvé les étreintes d'une autre...  


Il y avait eu le roman Trois jours chez ma mère goncourtisé en 2005, de François Weyergans.  Il y aura peut-être la saga Six mois chez les mules noires sans l'ombre d'un prix 2013, de Paul le gynécologue déprimé?


L'heure est-elle au bilan pour Paul?

En quoi les six mules noires auront-elles modifié la destinée de Paul, l'amoureux délaissé? Le père d'un fils unique? Le maître inconstant d'un chien inclassable?


2.

La journée avance trop vite.  La lumière du matin a fait place à celle toute crue de l'après-midi.   Paul a pris sa noisette en terrasse au Forbin, lu Le Monde.  Bernard Tapie est en garde à vue.  Mandela se meurt.  Berlusconi est un véritable couillon qui ira en prison.  Un nouveau machabbée a été retrouvé à Marseille, transpercé par les balles d'une kalachnikov.  Le chômage en France ne s'améliore pas et l'horrible guerre en Syrie ne semble plus vouloir finir.  Paul se gratte la tempe gauche.  S'ébroue les cheveux.  Se frotte les mains moites.  Mord sa lèvre inférieure de ses deux incisives en forme de maxillaires de lapin.
Paul se demande si un lapin c'est plus joli qu'une mule noire, quand pourtant le monde est si ostensiblement en désarroi.

Paul se trouve nul.  Parce qu'à la détresse du monde, il ne répond que par l'émotion de son départ.
Parce que, malgré les six mois à Aix-en-Provence, malgré les voyages et les rencontres, malgré le temps qui a passé un peu, tricotant une forme de distance d'avec Helena, Paul ne sait pas davantage où il va.
Alors il observe, en fumant ses clopes, blondes comme Helena, les mules noires vertigineuses des passantes et la dentelle d'ombre que dessine le soleil sur leur peau douce.



3.

«Allez Paul! Magne-toi un peu le popotin!» se dit-il, s'efforçant de sortir de ses rêveries.
«C'est certain que c'est mieux une vie structurée avec une ligne du temps cohérente.   Un début, un milieu, une fin et une direction, un but, une transformation, un sens à l'oeuvre de sa vie! Et merde... moi je ne suis capable que de digressions, de chemins de travers, d'incohérences, de vagues chassés-croisés et de fins en queue-de-poisson...» pense-t-il en passant à l'eau savonneuse les tommettes de l'appartement. 


Paul a tellement aimé ses tommettes.  S'y promener pieds nus dans la chaleur torride du nouvel été.  Sentir la fraîcheur sans fin sous l'arche des pieds à la sortie du bain, sans faire tellement de bruit, sans aucun craquement de bois ni fausse note.  Comme si son corps avait enfin du poids sur le sol très solide des tommettes.  Paul en a aimé l'harmonie des ocres rouges.
«C'est bien beau les tommettes, mais quels livres vais-je ramener avec moi? C'est lourd des livres dans une valise, non? Et mes disques, et mes films?  J'aurais vraiment dû y penser avant...» 

Est-ce que l'art peut donner du sens à la vie des hommes? 

Est-ce que Paul a été transformé par ses lectures et ses films et sa musique?



 
4.

«Je marche nue... les pieds nus... les jambes nues... les bras nus... Suuuuur la laguuuune...» chante Barbara Carlotti, au pied du lit de Paul.  
«Nue, nue!  Y a pas une seule femme qui sera venue dormir ici avec moi! Pour un gynécologue et pour un prétendu tombeur, c'est raté!!!» marmonne-t-il à sa guitare rose, couchée sous la toile de Jouy aux petits personnages champêtres.  
Dallas.  
Sa belle guitare aux hanches rondes et évasées qu'il aura beaucoup grattée, un air des Rolling Stones derrière ses cravates de soie de docteur.  Entre Dallas et Helena, et malgré ses nombreux emportements affectifs, Paul garde dans son corps l'empreinte unique de sa femme.  De sa future ex-femme.  Paul n'aura pas eu le courage de ses fantasmes, laissant sa lymphe et son sang dans les frontières du connu.  Du passé.  Du souvenir...
«Ça manque terriblement de testostérone ton truc, mon pauvre Paul! La prochaine sera unique aussi! C'est un peu ça la beauté de la chose!  Si unique mais à la fois si nouvelle!  » ne peut s'empêcher de souffler l'auteure. «C'est pas parce que que tu es à l'aube de tes 50 ans que ton chien est mort!»
«R-É-V-E-I-L-L-E!!!!!!»


Paul s'est souvent dit que faire l'amour dans une telle chambre devait permettre aux âmes de circuler autour des corps amoureux enlacés.  
Devait souffler de l'air frais au travers les mailles de l'amour...

Paul aurait-il vu différemment sa chambre à coucher s'il avait été amoureux?


5.

«Oui, oui, Mme L., vous pouvez passer à 18:30 pour faire l'inventaire de l'appartement avant mon départ...  oui, c'est vrai que Hollande manque de vision de gauche et que, malgré tout, il faut bien qu'il fasse des compromis, la politique c'est jamais tellement pur vous savez, Mme L...., ben oui, même les communistes sont malhonnêtes...oui, oui, les politiques, ils sont comme de vrais petits singes...»


Combien de fois Paul a-t-il observé les singes de la grande peinture du salon.  Celle qui pourrait vaguement ressembler à une oeuvre du douanier Rousseau.  Regarder les singes en se disant que vraiment, le capitalisme, l'individualisme, le sale pouvoir de l'argent, ce n'est vraiment pas une solution... 
«Pffffffffffff! C'est vraiment PAS beau tout ça!!!  C'est PAS bien!!!!»
Que pourtant lui-même était plutôt égoïste et bien aisé, en bon docteur qui ne pense surtout pas à ses fins de mois et que les médecins devraient sans doute faire un effort supplémentaire de solidarité.


Paul n'est plus très sûr d'avoir fait un effort quelconque en rêvassant à plus soif devant les murs de son appartement, ce Museum of Everything aux cigales rouge et jaunes, qui l'a laissé songeur, plus souvent qu'autrement.  Lui qui a bien pollué sa planète avec tous ses voyages en avion.  Lui qui s'est payé le luxe inouï de la fuite.  Le privilège insensé de mettre du nouveau, de la distance, de la beauté entre les échecs du passé et le futur à reconstruire. 
«J'ai tout de même payé une beurrée pour ce vieil appartement français aux fenêtres écaillées, en plein coeur d'Aix, près du Mirabeau, dans le chaos des nuits des fêtards du Splendid et des camions d'ordures... Vive les boules Quies!!!!»



Paul n'a-t-il pas lu quelque part quelque chose comme cette phrase?

De quelle façon le décor qui nous tombe dessus modifie-t-il DRAMATIQUEMENT notre expérience du voyage? De la vie en général?


En quoi les murs défraîchis vieux rose et jaune paille, les peintures éparses et le fouilli de la cuisinette auront-ils influencé l'expérience de Paul?

6.

-«Tu serais gentil, Paul, de garder Sam une dernière fois avant de partir? Je dois filer sur Paris!» lui demande C., qui semble avoir totalement oublié le baiser fougueux partagé autrefois avec lui.
Mais, disons que ça me met un peu dans la merde, je dois tout empaqueter, je pars demain très tôt...» répond-t-il embarrassé.
-«Mais tu ne le regretteras pas, voyons! Ça te fera un dernier petit tête-à-tête avec Sam... tu adoreras...» lui lance-t-elle en dévalant «clac-clac-clac» les escaliers en colimaçon du 6, rue de la mule noire, le chien déjà installé dans ses quartiers avec son regard de merlan frit.
 



Paul tire le vieux chien vers la salle de bain où il doit finaliser ses boîtes.  Sam jappe et grogne doucement, frappe de la queue sur les tommettes, semblant vouloir dire quelque chose à Paul.  Paul se retourne soudainement, les larmes aux yeux, pris par une espèce d'émotion canine.
Pourquoi je t'ai aimé comme ça, toi mon espèce de vieux chien puant?»
-«Parce que j'ai été ta voix de sagesse, Paul.  Et parce que toi, vraiment, tu en manques terriblement!»
-«Sagesse, sagesse, mon oeil! En quoi es-tu sage Mister Sam, entre tes hanches arthrosiques et tes dents pourries?»


Parce que je te permets de regarder dans la bonne direction...» en rajoute Sam, montrant de la patte le tableau au haut de la grande armoire de la salle de bain.

-«Mais oui Paul, c'est moi, l'Helena de la salle de bain!  Tu ne m'avais pas encore véritablement écoutée, tu sais! Maintenant, tu dois arrêter de te tourmenter! Tout est bien qui finit bien, Paul!  Tu peux continuer ton aventure.   Va, amuse-toi, va vers la vie... avance vers l'inconnu avec ton regard à toi.  Il est beau ton regard, Paul, même si moi, j'avais besoin de m'en éloigner...» lui souffle l'Helena de la peinture Femme blonde lisant aux seins nus.

Paul tourne ses prunelles pleines d'eau vers le grand miroir.  Il ne se voit pas.  Ni lui, ni Sam.  Autrefois il avait bien vu sa peau avachie et ses cernes hortensias.  Paul maintenant ne voit plus rien.  Rien que l'évidence d'Helena.  L'évidence d'avoir véritablement aimé sa femme.  Du mieux qu'il avait pu.  L'évidence d'en avoir aussi été véritablement aimé.  Avec beaucoup de bienveillance.
L'évidence que leur fils est un unique trésor et que son chien, plus ou moins fidèle, demeurera toujours son ami.

L'évidence que les six mules n'étaient pas si noires.

Et que cela est bien assez pour aujourd'hui...



   

FIN




La Cigale


Ps: Ohlalalala!!! Je crois que je n'aurai plus de nouvelles de Paul, ma chérie.  Je me sens triste et pour un peu, c'est moi qui serai en chagrin d'amour...













Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire