vendredi 2 août 2013

Hellevoetsluis

Pour N., notre capitaine


Hellevoetsluis



«Hellevoetsluis est un ancien port militaire des Pays-Bas sur l'île de Voorne-Putten, en Hollande-Méridionale. La commune compte 39 714 habitants et a une superficie 46,11 de km² (dont 14,22 km² d'eau). Situé à l'embouchure de la Meuse et du Rhin, le petit port de Hellevoetsluis est choisi au XVIIe siècle pour abriter la flotte de l'amirauté de la Meuse.»

Wikipédia, juillet 2013

«Un homme, ça peut être détruit mais pas vaincu.»

Le vieil homme et la mer, Ernest Hemingway, 1952


 

1.

La  Miss Frost du dernier roman de John Irving a réussi à émoustiller Paul, aisément émoustillable il faut bien en convenir, mais tout de même épuisé par une lourde journée de travail où les femmes n'ont pas su épargner les oreilles et la sensibilité de leur gynécologue. 
-Un gynécologue n'est pas un psychologue vous savez, Mme F.  Peut-être devriez-vous songer à vous tourner vers un spécialiste de cet ordre pour arriver à régler vos problèmes de vaginisme aigu.
-Non Mme T., en aucun cas je ne pourrai souper au restaurant avec vous ce soir, notre code de déontologie nous l'interdit formellement, vous le savez bien...  Oui, vous vous sentez seule et mal aimée, mais vous savez bien que je ne suis que votre gynécologue... 

Bien avant de savoir que Miss Frost risquait de décongeler ce qui pouvait rester de froid dans les corps caverno-spongieux du sexe de Paul, la couverture du livre dans la vitrine de la librairie du coin l'avait interpellé.


Combien de fois Paul avait-il eu la chance d'observer ce simple geste?

Ces deux mains, parfois délicates et graciles, parfois raides et noueuses, les mains des femmes qui attachent leur soutien-gorge.  Ce geste séculaire et planétaire, ce simple mouvement en ciseaux de deux mains de femme, moulées dans le creux précis des omoplates, ces deux petits os saillants, tels des ailes d'ange ou d'oiseaux sauvages.  

Combien de fois Paul s'était-il réconcilié avec sa profession, devinant derrière les paravents ce geste inlassablement répété, intemporel et si suavement délicat? Si purement érotique?

Visiblement Paul n'était pas le seul à s'émouvoir du dos des femmes et de la déclinaison infinie de leur soutien-gorge.
John Irving y était passé. 
Et d'autres s'y perderont sans doute... 

2.

- Salut Paul!  Comment vas-tu? Ça fait fichûment longtemps que je ne t'ai plus vu.  Tu étais parti en  Europe, paraît-il, ces derniers mois? Dis-moi, je me cherche désespérément un équipage pour une régate de vieux gréements en Hollande.  Je me suis dit que tu en aurais peut-être envie, étant donné ton divorce... enfin... sans Helena, peut-être es-tu plus libre d'organiser tes vacances à la dernière minute? lui demande Raoul, un vieux loup-de-mer connu autrefois. La femme de Raoul travaillait avec Helena et plusieurs fois les deux couples avaient partagé de merveilleux moments de voile.
-Bah... Pourquoi pas Raoul!  Je n'avais vraiment rien de prévu.  Ton invitation me tente assez... répond Paul, attiré par le projet plutôt que par la perspective du néant de ses propres vacances estivales en solitaire.

Il peut être si facile pour un homme de se perdre dans la contemplation pure des omoplates d'une femme, mais tout aussi facile pour les marins de se perdre dans la passion absolue de la mer, du vent, de l'écume.  Leur bateau se transforme trop souvent en de difficiles maîtresses et il n'est pas rare que leur femme de chaire s'enfuit, l'écume bien spumeuse à la bouche. Et les marins sont alors livrés corps et âme à leur unique obsession.  Raoul est de ceux-là.  Isabelle l'a quitté il y a huit ans. 
Et étonnamment, jamais Paul ne l'a entendu s'en plaindre...

3.

Raoul n'avait pas pris soin de souligner que le troisième membre de l'équipage, formé à la va-vite, était une femme.  En entrant dans le bateau de Raoul, le Tyfoon tout pimpant et rafistolé pour l'occasion, Paul ouvre grand ses deux globes oculaires, les sourcils en accent circonflexe, croyant deviner dans la masse inanimée à gilet rayé bleu et blanc, une silhouette féminine, sans l'ombre d'un soutien-gorge.


-Je te présente Clara! Une vraie championne des régates et une véritable louve des mers, qui ne ressent essentiellement que le mal de terre... dit Raoul.

-Arrête ton char, Raoul! Salut! Moi c'est Clara! Et toi?
-Ppppau...Paul... enchanté... bégaie Paul en tendant la main droite, devant le teint d'olive chaud et les yeux gris foncé de Clara.
-Allez l'équipage, nous partons, il est tôt, nous aurons la journée pour arriver, les courants sont favorables, pas d'orage en perspective, à vos positions!!!!!! lance le capitaine, avec dans la voix cette excitation si particulière des marins qui prennent enfin le large.  
-Dès que je sens les vagues frapper la proue, dès que j'entends la mélodie du vent dans la grand voile, dès que je dépose mon regard sur l'horizon bleuté, je laisse tous mes soucis à terre et je deviens légère, légère... légère comme les sternes au dessus de notre tête... souffle Clara dans le tympan externe de l'oreille droite de Paul.




Paul ne peut s'empêcher de se demander si Clara est la maîtresse de Raoul.  Et ce qui les unit ou les désunit véritablement. Clara est si visiblement un oiseau sauvage dont chacune des omoplates frémissent au moindre vent, à tribord comme à bâbord.  Un oiseau si sensiblement blessé qui, sous les armures de la liberté, attise instantanément la tendresse des hommes.  

Est-ce que Raoul en était vraiment dupe?

Qu'est-ce qui avait véritablement amené Clara à bord du Tyfoon?

 4.


Paul n'avait jamais mis les pieds en Hollande.  Encore moins ses palmes.  Ce qui aurait l'heur sans doute d'être beaucoup plus pratique étant donné la configuration si marine de ce petit bout de pays où toutes les idées, les innovations, les cerveaux sont concentrés sur les façons de contenir la mer.  La maîtriser, en quelque sorte.  La dompter.  De barrages anti-tempête en digues.  De digues en écluses. D'écluses à celle d'Hellevoetsluis.
«Je maintiendrai», selon la devise des Pays-Bas.
Les bras du delta de Zéelande enlace la Meuse, l'Escaut et le Rhin et donne sur le gris si foncé de la Mer du Nord.  Ce même gris troublé, niché au fond des prunelles de Clara.  Les mêmes bras que Paul s'empêche d'ouvrir pour entendre le coeur de Clara battre plus près du sien.
-On se réunit tous à Willemstad, mes potes, pour commencer la première régate vers Hellevoetsluis.  On se prend tous un pot ensemble, ou plusieurs si vous préférez!!!  Prépare ton foie docteur Paul, il aura besoin de tonique pour les prochains jours! rigole Raoul, sa casquette de laine bleu foncé voilant ses sourcils broussailleux.



Paul n'est pas très sûr que les marins soient vraiment des hommes.  Sans doute sont-ils des hommes singuliers.  De ces hommes qui préfèrent la compagnie des embruns à celle des femmes.
Nulle femme au bassin de Willemstad.  Clara, seule. Petite mais grande, dressée comme un capitaine sur la proue du Tyfoon, fière et déterminée devant le spectacle de la Mer du Nord.  Et celui de tous ces marins réunis par leur passion commune, monologuant entre-eux à plus soif à propos de leur bateau, ses limites, ses forces, ses exigences, ses possibilités de gagner la régate, ses handicaps, ses couleurs et ses rêves.


Paul les écoute d'une oreille distraite, tout à l'observation minutieuse de Clara. Elle est coupée du reste de la troupe et concentrée sur la réparation du moteur qui vient tout juste de hoqueter lamentablement entre les mains de Raoul.
-T'inquiète Raoul.  Je te le répare, ton moteur.  Ce doit être le filtre qui s'est embourbé à nouveau de boue microbienne.  Je suis pas docteure, mais les microbes des filtres à moteur,  ça me connaît... On sera top-prêts pour la course de demain, sois sans crainte... sourit Clara, un regard en coin vers Paul, admiratif.

5.

 «Tuuuuuuuut Tuuuuuuuuuuut!!!!» claironne la trompette pour lancer le départ de la régate.  Le temps est clair.  Chaud.  34 degrés.  Aucun cumulo-nimbus à l'horizon.  Le vent force à deux, trois.  Ni trop, ni trop peu.  Les conditions sont idéales et Clara danse sur le pont du voilier, choquant la grand voile sous un coup de vent, bordant le génois dans les accalmies.   Rapide, précise, gracieuse.
Paul fait piètre figure.  Mélangeant les cordes et les noeuds.  Sans mémoire des procédures. Le mal de coeur au bord des lèvres, le whisky d'hier affluant dangereusement en vulgaire reflux gastrique acido-bilieux.
-Ça va Paul?  Tu tiens le coup? se moque Raoul entre deux manoeuvres pour accélérer le tempo et gratter le concurrent le plus immédiat. 
-Ça va.... répond pitoyablement Paul, essayant tant bien que mal de conserver le cap, un véritable mal de mer dans l'estomac malgré la dose massive d'anti-nauséeux.
-Tu te serais pas trompé de pilules docteur? lance Raoul, hilare et frénétique sous l'adrénaline de la régate.


Clara ne bronche pas.  Toute entière à la régate.  Ses pommettes rougissent et ses prunelles s'allument.  Clara est une autre.  Mais elle est tout, sauf un enfer.  Entre deux borborygmes, Paul observe cette femme silencieuse se transformer en un mystérieux personnage marin.  Devenir mi-sterne et mi-alizé, mi-vague ou mi-sirène.  Observe celle qui sait tout entendre, tout voir, tout sentir sur la mer pour parvenir à maîtriser ce bateau.  Clara semble précisément s'envoler dans la course, à peine différente des voiliers qui les entourent.
«Pouffffff...pouffffff...poufffffff...»
La musique assourdissante des bateaux en course masque les paroles que Paul, de toute façon, ne pourrait pas lui dire.
Les mots que Paul meurt pourtant d'envie de lui dire...

6.


-Bravo moussaillons!!! Nous avons terminé deuxième sur quinze dans notre catégorie.  Demain, on sera les premiers, hein Clara? Paul, tu prendras triple dose de médicaments... sourit Raoul, au retour des résultats annoncés sous la grande tente à l'embouchure du port.


-Nous devons défier notre numéro!  Ils nous ont donné le 100 mais on tentera de lui enlever quelques zéros, je suis assez d"accord!  répond Clara, occupée à ranger méticuleusement les amarres et les bouées et à nettoyer les ponts à l'eau claire.  Paul est déjà affalé sur le cockpit, la mort au corps, vanné par cette longue journée au soleil à combattre les nausées.

On pourrait définitivement comparer ces moments de retour de régate au grand calme après les tempêtes.  Tous ces hommes, absolument fébriles dans le départ, semblent maintenant contentés par le retour.   Et la bière.  Et le vin.  Et les rires et les discussions interminables sur leurs fichus bateaux.
Tous semblent apaisés, soudainement nonchalants.
Tous. Sauf Clara.
Clara qui prend la fuite dans sa soudaine absence.  Qui se ferme et devient blême, pâle, presque transparente.  Clara qui transperce de son regard intraduisible le coeur amoché de Paul.


Tout doucement, sans faire tellement de bruit, la nuit tombe sur Hellevoetsluis.  Le grand phare n'éclaire rien, rien qu'une parcelle de ce grand n'importe quoi qu'est ce foutoir de monde.  Ce foutoir rosé qui sait toutefois étreindre même les plus forts.

-Est-ce que tu sais, Paul, que Hellevoetsluis, ça veut dire l'Écluse du pied de l'enfer? lui chuchote Clara, assise seule sur la plage, évitant les autres marins amarrés au port.
-Est-ce que tu sais, Clara, que ta tristesse te perce la peau? lui répond Paul.
-Peut-être n'y a-t-il que toi, Paul, pour le voir et me lire?  Tu es vraiment nul à la voile, mais tu as l'art maudit de voir les âmes. Les pieds de l'enfer, je les ai connus... et puisque tu es un homme bon, je vais te le dire, à toi.  A toi seul, puisque Raoul le sait déjà.  Il a été le seul à savoir comment ne pas me parler, alors... dit-elle d'une voix de plus en plus rauque, atone, presque muette.
- Il y a deux ans, précisément aujourd'hui, mon mari adoré et mon merveilleux Jules de 14 mois sont morts dans un accident d'auto... souffle Clara, dans un filet de voix, des larmes amères envahissant ses yeux, sa bouche, sa gorge.  Coulant avec tant de retenue entre ses paumes crispées.

Paul ne dit rien.  Accroupi devant celle qui est emmurée dans sa douleur, il dépose sa main chaude sur son épaule droite.
Paul pleure auprès de Clara et de la lune et de la mer.
Et Paul se rappelle qu'un homme, ça peut être détruit, mais jamais vaincu...










 



 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire