mercredi 12 février 2014

(10) La grande anima della bellezza

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»




La grande anima della bellezza






«Il n'est pas de beauté sans fêlure»
Georges Bataille, Le coupable (1943)


1.


Bon, évidemment, ça n'allait pas pouvoir être aussi simple!

Mais ça commence Sans Trompette cette fois!  Pour faire changement.  Avec la voix préoccupée de Ninon qui, décidément, est tout sauf une reine du foyer!  Ninon qui tente lamentablement de mener Valeria, Lou et Saul (des carnivores ultimes) au végétarisme, même à temps semi-partiel «sauvons la planète au plus vite, les boeufs bouffent toute la terre arable, leurs excréments polluent la stratosphère complète et leur transport jusqu'à notre assiette, encore plus» et popote pour ce soir un chili tout en légumes et en piments.   Forts, de préférence.

- ... Débarrasser le piment habanero de sa queue, de ses graines et des membranes... dicte méthodiquement Ninon, les yeux rivés sur l'ordinateur en périlleux équilibre au bout du comptoir de bois.

-J'espère que tu n'as pas l'intention de me faire subir le même sort, ma chérie? lui demande alors Saul, déboutonnant son manteau de laine marine, tout juste de retour de la clinique.

-Encore du mélodrame, Docteur Saul! Pfffffffffff!!!!!!!  Il n'y aura aucun meurtre ce soir et pas d'animaux sacrifés, ni l'once de sang versé!  Je ne toucherai SURTOUT pas à votre petite graine et vous pouvez bien garder les membranes de vos corps caverno-spongieux pour vous tout seul!!! répond Ninon de sa voix d'écologiste engagée.  
Allez, ouste maintenant, mon élégant époux!  Et si vous alliez faire la promenade au chien Paul, tiens, en attendant que tout soit prêt? rajoute-t-elle, poussant Saul hors de sa cuisine, avec ses deux mains collées. 
...   ...   ...

«Et voilà La Trompette!» se dit Saul, le chien frénétique au bout de sa laisse.  
Parce qu'il y a eu  Chet Baker «Pouet-Poueeetttt-Poueeeetttt» et sa grâce destructrice.  Paolo Fresu, Wynton Marsalis.  Le lancinant Adagio d'Albinoni... 


Chet Bakek
Miles Davis


... et le mystérieux voisin de Saul et Ninon...

L'immense bloc «le 6789» à la façade de crépis plus ou moins blanc fait le coin de la rue.  C'est un espèce de ramassis de logements globalement mal famés où vit une faune hétéroclite de mauvais garçons.  Tout en haut, le dernier appartement, fenêtres ouvertes été comme hiver, chapeaute l'ensemble de l'immeuble.  C'est là que vit, dit-on, un ancien premier trompettiste de l'Orchestre symphonique de Québec, le patron des lieux recyclé en truand malfaiteur, terré dans le fond de son logis pour faire oublier ses crimes.  Carnassiers.
Sons filés, gammes et arpèges, cantates de Bach et rythme jazzé, avec ou sans sourdine, le très douteux voisin de Saul et Ninon asperge la rue des notes, en majeures ou en mineures, de sa trompette.
Dimanche matin beaucoup trop tôt.  Samedi soir toujours trop tard.  Les mardi midi au soleil.   Même les jeudi de pluie.  Ou de rage.

Ni Saul, ni Ninon, Ni Valeria ou Lou n'ont jamais pu voir le visage de cet homme.  Saul se l'imagine un peu Black avec des traits surfins, les pommettes ciselées d'une sculpture en bois d'ébène, tout comme celles de Miles Davis.  Sans doute parce que ça lui plaît à l'esprit. Et que ça pimente (sans vouloir faire de jeux de mots) en fantasme sanguino-romantique les promenades trop routinières avec le chien Paul.
«Mais Putain!  Comment peux-t-on être un tel salaud et jouer comme un Dieu, comme ce type!» ne peut s'empêcher de se demander Saul, le chien Paul jappant sans vergogne pour enterrer la mélodie «fortissimo» du trompettiste.
«C'est quoi alors la BeautéLa «Grande Beauté»?»

2.

Ninon n'a jamais pu avoir d'enfant.   Une crevasse  irréversible dans sa chaire «ce sont vos trompes (pas les trompettes) de Fallope madame, je suis désolé, vraiment désolé».  Et pendant longtemps, des larmes de silence,  pareil à de longs couteaux pointus, dégouttant chaque mois de son ventre nu.
Devant cette fissure, Ninon s'est construite autrement.  Elle est devenue en quelque sorte une Mère Universelle.  Approchant chaque chose, chaque personne, chaque évènement d'un point de vue  maternel.  Avec l'engagement léger, la délicatesse, l'amour, la créativité et l'humour  de celle qui se sent toujours concernée par l'autre.  Et dans l'élan de la protectrice.

Ninon a fait attention à tous les enfants qui ont été devant elle.  Même s'ils ne pouvaient lui offrir une image magnifiée, une extension en perfection de soi-même.   Ninon, elle,  a vécu sans égo.  Dans une forme de Liberté parfaite.  Affranchie, de par sa fêlure, des conditionnements usuels.
Et elle a su cultiver cette forme de plénitude et d'unité intérieure qui irradie de soi-même au monde. Et en choisissant toujours de prendre la petite voie presque invisible «pas le pouvoir, pas l'argent, pas le clinquant» de la beauté,  elle a tenu son ventre définitivement au chaud.

Le pauvre, cynique et désabusé  Jep Gambardella du film «La Grande Bellezza» aurait bien eu besoin  de se construire un regard à la Ninon.  Pourtant, les images de Roma, la vraiment trop magnifique,  et la voix en caresses de l'italien «L'emozione e la Paura» feront leur effet sur la peau de Saul.


-Je t'amène à Rome au printemps, Ninon! C'est décidé! souffle-t-il dans les oreilles de son épouse.
-La Beauté, la Beauté, c'est quoi pour toi Saul, dis-moi? lui rétorque-t-elle.
-Ninon, la Beauté... C'est toi...
-Ouais, facile Docteur Saul!  Mais gentil tout de même... Et quoi d'autre encore?

Saul est ému, plus encore qu'il ne le faudrait sans doute, par cette puissante et atypique harmonie entre Lou et Valeria, pourtant très aimés par leur mère, et Ninon.  Sans que Ninon n'ait,  ni de près ni de loin, voulu jouer à la mère, un lien magique s'est tissé entre ces trois-là.  Tricotant à leur maison des murs et des murs de tendresse qui semble sans fin... Comme si ceux qu'on décide d'accueillir et d'adopter dans notre vie, en dehors des liens immédiats du sang,  nous propulse vers une autre forme de l'amour .... vaste...
Alors ce soir, devant le chili végétarien de Ninon, si fade malgré tous les efforts du piment, et devant les petits visage piteux de ses enfants qui taisent sciemment leur déception et ne veulent surtout pas offusquer la cuisinière adorée (et adorable), Saul se dit que, la Beauté, elle est à table, bien assise juste devant lui.

Et en appelant le dossier P999888sans tambour ni trompette, le voisin malfaiteur laissé dans son grenier, le Docteur Saul sait bien que la Grande Beauté, c'est aussi le privilège insensé qu'il a de soigner les autres.  De pouvoir les aider.  Et de se soigner soi-même, en créant cette nécessaire distance avec ses propres maux.
Le privilège de faire partie intégrante du monde, de ses tours et de ses détours, auprès de ses patients.  Et celui d'assister à l'éblouissement des rencontres improbables.

-Le garçon B. Beghun, salle C!  Le garçon B. Beghun salle C!

Raison de consultation:molluscum contagiosum  

Comme Ninon, le garçon Beghun, ce petit réfugié bhouthanais de 9 ans, en transit dans les camps du Népal et fraîchement arrivé à Québec, avec 700 autres de ses compatriotes, porte sa crevasse intérieure.

Comment pourrait-il en être autrement?

Pourtant, contrairement à l'enfant qui le précède «Non, nonnnnnn, papappppppa, je veux pas que le Docteur, il me fasse des bobooooooosssss.....» B. Beghun garde un sourire de lumière dans ses prunelles très noires.  Malgré le curettage douloureux de ses nombreux molluscum contagiosum. 

-Ça va, ça fait pas trop mal? lui demande le Docteur Saul, sa curette aiguisée le long de la peau lisse du garçon.

-Né.... souffle-t-il immobile, si tranquille, apaisé et étonnamment apaisant.

La grande anima della bellezza

La Grande âme de la Beauté avait frappé à la porte du Docteur Saul.  Elle était tout entière dans ce petit Boudha Beghun, chasser de si loin, réfugié de souffrances dans cette terre froide et inconnue.  Cette grande et belle âme, cette beauté Absolue, chez un tout petit d'homme au sourire moqueur, là, comme ça, en cadeau, tout juste au bout des doigts du Docteur Saul....




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