jeudi 30 janvier 2014

(9) Bridge to the Soul

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»


Bridge to the Soul

Pont Khaju, Iran
پل خواجو
Rumi, Poète persan, 13ème siècle

1.

-Mais papa, qu'est-ce qui se passe avec le chien Paul à la fin?  T'as vu?  Il ne m'a jamais autant collée au basket! remarque Valeria au salon, tout à ses devoirs scolaires.  Il est devenu complètement psycho-dépendant!  Le chien Paul, dans une immobilité absolue, est assis sur les cuisses de Valeria.  Il suit au millimètre près les moindres frémissements des ses bras, de ses jambes, de son souffle (comme un amant transis), sa truffe noire entièrement fourrée dans son corsage.

-On dirait bien que notre chien Paul n'est plus tellement lui-même! Je crois qu'il est en choc post-traumatique après son toilettage chirurgical! répond Saul en rigolant devant le nouveau corps de raton du chien Paul, son museau tout à coup beaucoup trop long sans ses poils remplis de noeuds, ses prunelles sans l'ombre de fard,  ses pattes minuscules tremblantes au moindre bruit.   Alors Valeria, d'après toi,  qui est vraiment le chien Paul?  Le gros et désinvolte toutou de laine un peu bête d'avant ou cette petite chose toute nue et un peu grotesque qui quémande sans fin de l'affection et de la protection?

-Mmmm... Mmmm... répond vaseusement Valeria, ses écouteurs remis aussitôt sur les oreilles (manière de dire «cause toujours mon lapin», comme les adolescents savent si bien le faire),  sans  intérêt pour les questions à saveur psychologique de son père.

-Difficile de croire que ce grognement puisse vraiment s'apparenter à une réponse, Valeria chérie! Tu connais le concept -point d'interrogation-?» ne peut s'empêcher de rajouter le docteur Saul, relevant ses lunettes rondes sur son nez pointu, anguleux, dangereusement trop long.  Ce nez qui habite presque tout l'espace disponible et qui pend dans le vide interstitiel entre le devant de son visage et sa lèvre supérieure.
Un véritable nez «aquilin, ça s'appelle!» de Judée.  Parce que le Docteur Saul est juif.  De par sa mère évidemment.  Comme Woody Allen ou Hannah Arendt.  Comme Noam Chomsky ou Barbara Sreisand (qui partage exactement le même appendice que Saul).

«Saul, tu sais que c'est ta judéité et l'extraordinaire personnalité de ton membre nasal, plus encore que tes beaux yeux et ton statut social,  qui m'a finalement séduite!» lui avait même dit Ninon, autrefois.
«Eh ben!!! C'est maman qui sera contente d'entendre ça..»

-Trèèèèèèès drôle, papa!  En tout cas, une chose est certaine, le chien Paul pue ATROCEMENT du bec! Il faut faire quelque chose!  Et c'est toi le Docteur à la fin... rajoute Valeria.
«Oh putain! Mais pourquoi est-ce toujours les docteurs qui s'y collent pour trouver les réponses à tous les maux?»  pense Saul, flattant les flancs sans élégance de son chien traumatisé, la bouche close sous l'insulte.  «Et quand les docteurs, ils ne savent pas...  Quand ils ne savent plus... Qu'est-ce qu'on fait alors?» 
-Mais enfin papa, fait pas cette tête-là! C'est tout de même pas si compliqué.  Va acheter des nonos en forme de brosse à dent, ça fera l'affaire!  Pfffffffffffffffff! Papaaaaaaa! Je me demande vraiment comment tu fais pour régler les problèmes de santé de tes patients, franchement.... conclut Valeria, fermant tous ses bouquins d'un coup sec et s'engouffrant,  manu militari, dans le fond de sa cave.  Le plus loin possible de l'haleine de chacal du chien Paul.
Et de celle encore plus douteuse de son père...


2.


«Ça ne s'appelle même plus une clientèle vulnérable!  Ici, je travaille en véritable territoire vulnérable, quoi...»  se dit Saul, son Devoir sous le bras, acheté à l'Unisoir Le Dépanneur Inc., tout juste de l'autre côté de la rue de sa clinique. Parce que devant l'accoutrement des hurluberlus défilant au dépanneur à 7 heures du matin (il a beaucoup de dossiers très en retard), devant les façades décrépies des logements, devant les visages gris des bénéficiaires de la ressource communautaire du coin, Docteur Saul voit tout à coup (comme seuls certains petits matins peuvent nous amener à la clairvoyance).  Parce que le Docteur Saul travaille en milieu défavorisé.  En territoire dévasté.  En «au secours, ça va pas bien! mais alors là, vraiment, vraiment pas bien!».  Et ça, Valeria ne peut même pas se l'imaginer.  Malgré tous ses jugements ostentatoires.  Et quelques fois ses discernements.
Depuis tant d'années, le Docteur Saul a tout observé des méandres de ce qu'on appelle la pauvreté.  Il ne s'en a même pas fait une carapace.  Loin de là.  Mais parfois, tout au contraire, il ne les voit plus.  Il ne voit pas ce que l'ensemble de ses patients a, au final,  de si différent des autres.

Peut-être parce qu'il les aime...

Lovers find secret places
inside this violent world
where they make transactions
with beauty.
(secret places)
#15

En gros titre du Devoir de ce matin, les Musulmans accusent Harper de diffamation suite à son voyage en Israël.  Encore une fois, l'histoire de la violence poursuit son oeuvre dans ce périlleux et délicat territoire occupé.

Jérusalem.  Les Juifs.  Les Musulmans.  La Palestine.

Saul, malgré son typique nez à la Barbara Streisand, admire la beauté de la culture arabe.  Sa graphie chantante.  La passion universelle de ses poésies persanes.  Le soufiste Rumi et la ville de Téhéran.  L'architecture en dentelle du pont Khaju.
Là non plus, il ne peut se résoudre à ne voir que le tableau de ce qui semble sauter aux yeux.  Et malgré sa naissance juive, Saul craque devant l'innommable et envoutante grâce des Derviches Tourneurs.
Et rêve d'un pont de paix -Juifs, Musulmans, Chrétiens, Bouddhistes, Hindoues-  toutes confessions confondues.  D'un pont Black and White, Femmes et Hommes, Anglais ou Français, Vieux et Jeunes, Vivant ou Presque Mort, tout en alcôve de nid d'abeilles et en balconnet secret, entre les Riches et les Pauvres du Docteur Saul.



 Union is a watery way.
In an eye, the point of light.
In the chest, the soul.
(inhale autumn, long for spring)
#4

...   ...   ...


-Mme Zhin, salle C!  Mme Zhin salle C! Le Docteur Saul appelle alors, la tête au ciel et le corps presque léger dans tous ses tours et ses détours, le premier patient de sa journée.

Raison de consultation: Soins palliatifs

-Bonjour Mme Zhin, je suis vraiment content de vous voir ce matin!  J'ai eu les copies des consultations des spécialistes que vous avez rencontrés et des examens que vous avez faits suite à notre rendez-vous  d'il y a deux mois, et de vos étourdissements.  Je suis au courant, Mme Zhin, de votre diagnostic de cancer du cerveau...

Mme Zhin s'agrippe nerveusement à son sac à main de fausse cuirette noire, les mains déjà émaciées, comme on s'agrippe à une bouée.  À ce qu'on peut encore retenir.  Dans son regard, toute la détresse du monde.  Puis tout ce qui restera secret.  Et la peur, bien sûr.  Plus grande encore.....

-Comment allez-vous? lui souffle le Docteur Saul.

-J'ai mal, Docteur... et il n'y a plus rien à faire...

Saul se rappelle précisément les accusations de sa fille Valeria.  Et ses doutes «... quand ils ne savent plus...» à lui.  Devant Mme Zhin installée précautionneusement sur sa table d'examen, le Docteur Saul tend ses mains et ses paumes chaudes.  Lent, très lentement, il lui fait bouger la tête, presque du bout des doigts.  Flexion, Extension, Rotation. Droite, Gauche.  Inspire, Expire.  Personne ne peut sentir la tendresse infinie qui traverse de ses mains au cou de Mme Zhin.  La douceur précise dans la façon dont il touche sa patiente, examinant lentement ses paires crâniennes, sa sensibilité, ses forces et ses douleurs.  Peut-être Mme Zhin le ressent-elle.  Confusément.

Il n'y a plus rien à faire.  Mais le Docteur Saul, dans ses gestes, dans son recueillement, dans l'idée d'un Dieu et de l'extase des Derviches Tourneurs, se veut ce...

Bridge to the Soul
... ce pont vers l'âme, que la maladie et la nouvelle de la mort prochaine donne si intensément à vivre.  Cette Douceur seule qui sait tout racheter, Riches, Pauvres, Juifs, Musulmans, Vivants ou Morts, avant qu'il ne soie trop tard....


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