lundi 4 février 2013

Désastre

Chère I.

Lettre 11

«Il ne faut compter que sur soi-même, et encore pas beaucoup»

Tristan Bernard 1866-1947





Paul se réveille au plus mal.  La nuit fut un véritable parcours de combattant.  Sa tête est un objet volant non-identifié.  Une non-tête de lendemain de j'ai trop-bu-peut-être-parce-que-j'essaie-d'oublier-Helena pendant-que-j'invite-à-souper-mon-collègue-et-A.
Une tête de sale connard qui n'arrive pas à transcender Helena.  Une tête de mec qui soutient une table sur ses épaules, qui a le sort du monde sur les trapèzes, sur le dos.  Une tête de cariatide grecque pour l'éternité de pierre, malgré le soleil de la Provence, malgré la beauté du Pavillon Vendôme, malgré la beauté de A.


Lorsque Paul et Helena recevaient à dîner, leur moment préféré était quand ils fermaient la porte sur le dernier des invités, bien repu, bienheureux.  La douceur des couettes blanches et le corps enfin nu d'Helena qui n'aurait su tolérer de nuisette était comme une récompense des Dieux pour les paumes de Paul.  Helena était toute chaude.  Son corps tout en attente.  Les amoureux un peu ivres.  Dans le bonheur du partage et de l'amitié.  La nuit commençait alors dans le désir et le silence et le recueillement de l'amour...

Ah! et puis merde Helena se dit Paul.

Ah! et puis merde le corps d'Helena se redit Paul.

Ah! et puis merde merde merde Cézanne se dit encore Paul.

Il avait voulu faire un pied de nez à son chagrin et à la peinture de Cézanne en invitant seul à dîner samedi soir son collègue sans sa femme, accompagné de A. avec son nouvel amoureux.

Alors Paul est allé au marché du samedi matin.

Pain de sarrazin et petit pain de noix,
fromage de chèvre au lait cru enrubanné de feuillles de platane sèches,
tapenade d'olives vertes et anchoïade du terroir,
grissini au romarin,
rosé du pays et rouge Rêverie du Ventoux,
tian provençal aux courgettes, tomates, aubergines,
rôti de boeuf première qualité,
purée de pommes de terre-beurre,
salade composée au vinaigre de moutarde,
galette des Rois façon frangipane et des fleurs tout partout.





Et en passant au marché des livres anciens, un livre pour l'ambiance quoi.  Une édition rare.  Un livre pour de vrai.  Un Henry Miller bien décadent.  Bien dégoulinant. Et du Sexus plein les yeux.




 DÉSASTRE.



Le souper fut un désastre.  Dans la meilleure des éditions.  Celle des grands désastres surnaturels créés made in Paul, Provence.  Une édition à oublier. À jeter loin dans les cachots glacés des oubliettes.


Pourtant cela avait bien commencé.  A. était ravissante.  Et pour Paul, c'était une forme d'apaisement que de ressentir ce charme.  A. est une race de femme qui n'existe pas chez lui.  Ces femmes si européennes.  Ces bourgeoises de bonne famille qui ont suivi un parcours sans rébellion.  Ces femmes qui sont toute droites, grandissant dans la beauté so romantique des valeurs catholiques, solidarité, accueil, espoir, douceur, partage.  Ces femmes toujours bien mises, foulard de cachemire moiré, robe de laine.  Pas de bijoux. Ces femmes en petites oies blanches de leur jeunesse qui ont toutes été trahies par leur mari, mais qui ont su demeurer solides et fières, présentes pour les enfants, la famille.  Ces femmes sensuelles qui ont oublié leur corps au détour des trahisons.

Paul était soulagé de fantasmer A.  Une autre qu'Helena...





A. aurait l'élégance d'une nymphe de terre jaune, et ses seins seraient d'ocre argenté.  Elle serait une douce cariatide bienveillante et silencieuse, sans prêchi-prêcha,  allégeant le mal de tête de Paul.

Mais Paul s'est plutôt mis les pieds dans les plats, qui furent quant à eux tout à fait réussis. 

L'amoureux de A. est un crétin fini.  Un antiquaire narcissique déballant son baratin gratiné.  Étendant sa culture de minable sur le couvert de la table.  Un anti-dieu grec aux biceps de midinette.  Un parvenu sans culot, édifiant son succès en plan de table.  Un enfoiré qui ne connaît pas Folon, ce Belge illustrateur d'aquarelles aériennes et mélancoliques.


Alors Paul s'est pris la tête entre les deux mains, à serrer fort pour éviter sa pensée.  Son poing droit est allé plus vite que son poing gauche.  Le coup est parti sans impulsion, juste comme un message délivré poste-restante.  L'amoureux est tombé comme une pierre.  A. a hurlé.  La soirée s'est terminée d'un seul coup,

-Pffffffffffffffffffff-

Comme par magie.

Paul s'est retrouvé seul.  Encore.  La vaisselle n'a pas été faite.  Et la nuit n'a pas été bonne...

La Cigale

ps: Penses-tu que Paul s'est inconsciemment vengé de G., l'amant d'Helena, en frappant l'amoureux de A.?





























Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire