samedi 16 février 2013

Les genoux de Claire

Chère I.

«Il vaut mieux être cocu que veuf: il y a moins de formalités.»
  Alphonse Allais, 1855-1905

«J'aime Gala plus que ma mère, plus que mon père, plus que Picasso et même plus que l'argent»
 Dali

«Le genou de Claire»
 Un film de Eric Rohmer, 1970



UN

Paul revient tout juste de la clinique du samedi après-midi.  19 heures 47 au poignet droit.  Une peau toute rouge et exfoliée, couverte d'eczéma au poignet gauche. Paul est vanné.

Vanné.

Mme F. est arrivée trop tard.  Et plus moyen de la mettre à la porte.  Plus moyen d'y aller avec des questions fermées.  Tout est ouvert.  Les questions comme les réponses et Paul a perdu le contrôle de Mme F.  Totalement perdu.  Encore une fois...

Mais c'est qu'elle est tenace Mme F.  en plus d'être vieille, nulle, fripée, avec de vagues odeurs de pipi au pourtour de son imperméable jaune pinson.  Une fameuse et fumeuse patiente difficile. Et vulnérable avec ça.  Le parfait kit de la patiente que l'on ne désire pas.  Ni aujourd'hui, ni demain.  La patiente qui, fine mouche, plus se sent rejetée plus s'insinue pugnace, crasse, mollasse.  La fameuse patiente cible. 

Mme F. est la patiente idéale à refiler à son pire ennemi.  Surtout un samedi  après-midi à 17 heures 11 minutes.  Paul dépose son regard sur les renoncules blanches et jaunes déposées avec grâce par sa gentille secrétaire en vase blanc sur le coin de son bureau.  Et retient son souffle...


- (à lire d'un seul souffle)... «et docteur avez-vous lu la lettre de 30 pages que j' ai laissée à votre secrétaire pour vous spécialement avant notre rendez-vous pour que vous puissiez vraiment comprendre ce que c'est d'uriner à toutes les cinq minutes c'est pas possible vous m'avez prescrite une crème vaginale en suppositoires moi je comprends rien je les ai mis ailleurs et j'urine toujours aussi souvent c'est terrrrrribbbbbbbblllllllleeeeeee parce que je m'empêche de sortir maintenant et je ne vais plus au centre d'achat de peur d'avoir une fuite ou de ne pas trouver les toilettes à temps alors je reste toute seule tellement toute seule docteur vous pouvez pas comprendre ce que sait d'être toute seule de même mon mari est mort alcoolique grave et je l'ai soutenu jusqu'à la fin mais il m'a pas laissé une cenne même pas une cenne et tout le bazar des formalités de la succession et j'y comprends rien et toute seule et avec mes enfants qui sont ingrats ma voisine me persécute les chinois nous envahissent de façon économique je veux dire et je suis infestée de champignons dans la voie d'aération pensez-vous docteur que je peux m'empoisonner avec les champignons et que ça me provoque une allergie et que vous devriez me signer un papier pour mon bail parce que je devrais déménager et mon allergie c'est ça qui fait que je perds mon urine»....

Paul s'ébroue la tignasse dénudée, remue sa tête de gauche à droite très rapidement, la berlue tout à coup.  L'espace d'un instant il n'a plus vu Mme F. assise devant lui dans le fauteuil Louis XVI, croulante sous tous ses maux-mots.  Paul n'est plus très sûr de ce qu'il voit, voudrait voir, verra peut-être...



Il était plus que temps pour Paul de rentrer.  Il déverrouille la grande porte du 6 rue de la Mule Noire, ouvre avec lassitude la boîte aux lettres sur laquelle trônent de vieilles enveloppes où même le facteur y va de son commentaire.



Paul monte l'escalier en colimaçon et ouvre la grille de fer forgé que les D. n'ont de cesse de barrer et barrer et barrer encore. Il ouvre finalement la porte close de son appartement.

Aucun chien pour l'accueillir.  Pas de petites pattes frisées et de museau bien chaud sur ses jambes.  Pas d'ado ne le saluant pas,  devant son ordinateur, chantant à tue-tête, écouteurs aux oreilles.  Aucune femme qui aurait fait à souper.  Pas d'odeur de soupe de moules et de crépines farcies à la sauge fraîche.  Pas de petit rosé en apéro servi par Helena.  Pas de jazz ni de baisers sucrés.  Rien.  Il fait 15 degrés-glacés.  L'appartement est froid et noir et vide.

Et Paul est vanné.

Il ouvre le mini-frigo de la mini-cuisine pour n'y trouver qu'un vague restant d'un mouliné de soupe à la crème de tomate.  Pas de baguette fraîche.  Pas la force de redescendre en chercher.  Un vague quignon tout séché.  Ça fera sans doute l'affaire.  Pour ce soir.

Paul s'assoit mollement devant son téléviseur.  Il se débat comme il peut avec les manettes.  Une grosse noire, un petite noire, un blanche.  Un. deux. trois.  Il ne comprend pas trop bien toutes les chaînes de toutes les télévisions de toute la France.

DEUX

Il est 20 heures.

Et Claire Chazal apparaît tout à coup, au travers des numéros et des manettes et des potages moulinés passés-date.

Et Claire Chazal apparaît tout à coup sur l'écran illuminé de son minable téléviseur dans sa minable soirée de samedi.

Claire Chazal lui parle.  Paul en est certain.  Claire ne lui parle qu'à lui et à lui seul.  Elle le regarde en coin, légèrement de profil.  Son plus beau profil. Son semi-profil gauche. 

Claire Chazal est belle, lumineuse, le regard vif, intelligent, la voix très exactement posée d'une femme en contrôle, d'une femme libre, le mot clair, la tonalité neutre et tendre à la fois, ce parfait mélange d'objectivité et d'émotion.  En contrôle.  Claire Chazal est la petite reine toute de blanc vêtue qui telle une mariée fait son entrée dans le coeur et dans la tête et dans la peau de Paul.  Comme dans celui des 66 millions de français qui sentent que Claire leur parle.  A eux seuls.  Claire crée cette intimité presque sensuelle dans les 30 centimètres carrés du téléviseur.

Claire est la petite reine de Paris, la ville reine de France, la petite mariée de toute la France.

Claire boirait son champagne Au Train Bleu  à la Gare de Lyon







Claire dormirait dans les longues moustaches de Dali et serait les genoux de sa femme nue, sa Gala, sans galère ni trompette.





Claire farderait son élégante bouche de Dior Magenta et ne porterait aucunes lunettes.  Claire ne porterait que ses yeux clairs.


 Claire dormirait dans son lit-fontaine...






TROIS

On sonne à la porte.  Il est 20 heures 12 minutes.  Paul n'attend personne, personne ne l'attend, il n'a même pas eu le temps d'enlever sa cravate de soie et son veston marine. On sonne à la porte encore une fois.


20 heures 13 minutes.

Paul déverrouille le loquet de métal jaune, entrouvre la porte, espérant secrètement, si secrètement et tendrement voir la mèche blonde en travers d'Helena.  Malgré les genoux de Claire.

Le facteur est venu en personne remercier Paul d'avoir finalement inscrit son nom sur la boîte aux lettres.  Il n'a aucun message ni aucune lettre pour lui.  Pas de bonne nouvelle ni de mauvaise. Aucune formalité de divorce à remplir.

-Bonne soirée et merci beaucoup lui dit Paul qui referme tout doucement les loquets pour ne pas déranger les D.

-Bonne soirée Monsieur et merci encore pour votre diligence, clin d'oeil en coin, grande mèche blonde au front, yeux intelligents et bouche magenta.

Paul éteint son téléviseur.  Le 20 heures est dépassé.

Paul est peut-être cocu mais il n'est pas veuf.

Le facteur est une factrice.

Et Paul va se coucher.

Léger.




La Cigale (masquée)



ps:Est-ce que tu crois que Claire Chazal porterait les lunettes de la Cigale Masquée pour présenter le 20 heures sur TF1?







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