dimanche 3 mars 2013

Si Dieu le veut

Lettre 15

Chère I.

Incha'Allah
ان شاء الله
 
Expression arabe qui signifie «Si Dieu le veut».

«L'expression est utilisée habituellement au début ou à la fin d'un souhait, d'une décision, d'un projet»

(Ambroise Queffélec, 2002, De Boeck Université)





1-Camel


Paul devait arrêter ses somnifères.  Ce n'était plus possible d'expliquer à tous ses patients le danger délétère de leur addiction.  Le risque de trouble de la concentration, d'insomnie rebond et même de démence à long terme. Et de continuer à en user soirs après soirs.

De toute façon, il ne dormait pas.  Avec ou sans ses somnifères.

Bon, c'était dit Paul, c'est bien beau cette histoire de mariage raté, de chien en dépression, de fils en rébellion mais il fallait s'occuper un peu de soi.  Visiblement ni le Pape, ni Claire Chazal, ni le facteur qui est en fait une factrice, n'allait le faire à sa place.

Paul s'est réveillé détruit après avoir décidé de ne pas les prendre.

Il avait sous-estimé sa dépendance aux  somnifères.  Sa nuit ne fut qu'un long cauchemar apocalyptique en dérives post-traumatiques.  Il fallait au plus vite trouver une solution au marasme dans lequel il s'était plongé, en bon docteur qu'il n'était visiblement pas pour lui-même.

Paul, dans sa mélancolie nouveau-genre, abusait un peu trop de toutes les délicieuses drogues que le Bon Dieu avait placées sur son chemin.

Les somnifères, comme des amantes au lit.   Un certain gage de ne pas penser à Helena.

Le vin rouge et rose et blanc de la fin de la journée.

Les cigarettes blondes grillées suavement en longues inspirations apaisantes accompagnées d'une noisette en terrasse.




Camelus

Les chameaux sont des mammifères de la famille des camélidés.

Sous-ordre: Chameau de Bactriane,  Dromadaire.

De vrais chameaux, Paul n'en a jamais vus.  N'a jamais même pensé qu'il pourrait en voir.   Paul s'est dit qu'il devrait tout de même profiter de la proximité du Maroc pour aller promener ses cigarettes Camel en dromadaires et tenter un sevrage systématique de ses foutus bordel de merde de somnifères, à grand coup de désert, de marchés, de riad, d'hammam et d'épices.

2-Rouge-Marrakech est rouge




Paul arrive à Marrakech par l'avion de 8:30 AM.  Une drôle d'heure pour le choc qui s'en suivra.  Personne ne l'attend.  On lui avait pourtant dit que le guide de l'expédition dans le désert devait l'amener à ce riad choisi au petit bonheur la chance dans le Guide du routard, page 416.

Paul n'a pas fermé l'oeil.  Anxieux.  Inquiet.  Plus très sûr de ce voyage en solitaire dans un monde inconnu.  Dans l'avion, pas de café, pas de vin, pas de croustilles.

Il aurait presque les larmes aux yeux.

Ses yeux ouverts grands comme des lampions en feu devant le spectacle du chaos de cette ville de fous.  La chaleur un peu gluante, la multitude de pétrolettes, se coupant de droite à gauche à demi-tour à triple salto avant à aouch je suis tombé sur les fesses à j'arrive tant bien que mal à la grande place Jamaa El Fna, marée humaine de singes et de serpents et de djellabas en bordure de la vieille médina où se trouve, théoriquement, le fameux riad.






 -Mon ami, mon ami,  par ici, par ici!!!

-Cinquante dirhams mon ami, cinquante dirhams seulement pour mes kleenex!!!

-Un chapeau mon ami, un beau chapeau blanc pour toi, mon ami, seulement soixante dirhams, mon ami!!!

-par ici, par ici, mon ami!!!

Paul ne se savait pas autant d'amis.  Mais les trouvait globalement plus insistants qu'intéressants.  Plus étonnants qu'attachants.



Mal lui en pris de choisir, encore au petit bonheur la chance, que visiblement il n'avait pas trop ces temps-ci,  la première pétrolette de service à quelques dirhams près, conduite par le monsieur de droite, celui à la djellaba à rayures blanches et noires.
Pratique tout de même la pétrolette avec ses grands sacs de jute pour se faufiler dans les dédales du souk.   Paul y a glissé sa petite valise remplie de son seul Guide du routard, version 2013,  trois sous-vêtements, deux t-shirts blancs, deux pantalons beiges et un cachemire bleu marine à encolure en V.  Paul a oublié sa brosse à dents mais a soigneusement amené ses  somnifères en dose décroissante sur 10 jours.  En bon sevrage qu'il s'est concocté.



Le sevrage commence mal.  Plus le Marocain en djellaba s'enfonce dans la lumière clair-obscur du souk, tamisée au travers les plafonds de paille, entrecoupée de fuseaux de lumières, plus il klaxonne, évitant toujours de justesse les passants, les commerçants, les veilles quêteuses édentées, l'ensemble de ces femmes voilées dont on devine à peine le nez, la masse des touristes gros, blancs, laids, blonds criants, en risibles shorts et espadrilles.  Évitant de justesse la quantité de brinquebalantes brocantes.




tapis
lampes
bijoux
babouches
poteries
tajines
écharpes
épices
cuirs
dattes
noix
kleenex
caméléon
tortues
mosquée cachée
hammam
beau collier!!!!



Plus la pétrolette s'enfonce dans l'affolant souk, le lieu de tous les Ali Baba et de tous les trésors, l'allégorie parfaite de Platon et de sa caverne, plus les odeurs concentrées de ce grand tout, tout emmêlé, s'insinuent dans les narines de Paul, plus son regard s'agite sans pouvoir se poser nul part, plus ses yeux se tourmentent devant trop d'images, plus les nuits sans sommeil lui remontent dans le coeur...

-vlannnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn

Paul vomit un liquide visqueux d'une quantité significative dans le capuchon de la djellaba de son chauffeur de pétrolette.
Le marocain vocifère d'étranges borborygmes, dans un lancinant palimpseste oral.  Il plaque Paul dans le souk avec sa mini-valise.  Paul lui tend ses cent dirhams de la main droite et se frotte longuement les tempes de la main gauche, quelques humeurs bileuses résiduels au coin des lèvres.

-Bon, se dit Paul, parce que vraiment, il ne sait plus trop bien ce qu'il pourrait se dire d'autre.

Paul se trouve un petit coin en retrait sous les auvents quand la pluie, insidieusement, commence à tomber.  Paul n'a amené que ses sandales Birkenstock, sans chaussettes.  Au Maroc, il ne pleut JAMAIS.  Ou approximativement cinq jours par année.  Très vite la petite pluie devient diluvienne, le souk se remplit de boue, aux pétrolettes affolées se mêlent les parapluies trop grands.  L'espace, comme si c'était encore possible, se rétrécit davantage au même moment où le cuir des Birkenstock se détrempe, le froid s'empare des pieds de Paul, puis de ses jambes, de son thorax, de ses bras, de tout son corps.

Paul se retrouve seul.  Il ne sait pas où il va.  Il est complètement perdu dans le souk.  Il commence à frissonner sans trop savoir pourquoi. Paul n'a pas mangé depuis des heures.  Ses nouveaux amis le sollicitent encore sans cesse.  La tête lui tourne.   Pour Paul, ça commence à sentir l'hypothermie.   


-Stop-

-STOP-



Paul rêve, dans le silence étourdissant que crée la pluie, d'un thé au Sahara, de Bertolucci et de Paul Bowles, de quelque chose de chaud, d'un Petit Prince dans le désert, de tendresse dans ce bordel, d'hommes bleus et d'un amour anglais sous les traits de Kristen Scott-Thomas ou de Debra Winger.  Paul rêve de bleu majorelle et de soleil et de Galerie Love à la Yves St-Laurent.





La pluie se calme.  Les frissons de Paul aussi.  Son mal de coeur à peine.  Une silhouette de femme qui n'est pas voilée se dessine devant lui.  Dans la beauté du geste de sa main gauche enroulant sa manche droite sous la lumière revenue, il retrouve une certaine forme d'apaisement.

Les femmes pour Paul ont toujours été cette source qui ne se tarit jamais d'apaisement et de beauté.



-mmmmmmmMMMMMMMMMMMM...aaaalllllllaaaaah-bhaaaaaaarrrrrr-aaaakkkkkbbbhhhaaaaaarrr.......

-Mais qu'est-ce que c'est ça encore, putain bordel de merde se dit Paul, toujours on the verge.

Encore une affaire.  Au chaos retentissant du souk à 17 heures s'ajoute cette lancinante rumeur en crescendo, cette lamentation sans queue ni tête qui emplit tout l'espace sonore des ruelles et des oreilles et du cerveau droit et du cerveau gauche.

Le muezzin.  Le muezzin,  plutôt cinq fois qu'une, se souviendra Paul réveillé plus tard,  à 4 heures du matin par le même petit rigolo qui proclame sa prière dans un haut-parleur pour s'assurer d'être bien entendu.  Pour s'assurer de la prière pour tous mais sans le mariage pour tous, Paul peut en être sûr. Pour s'assurer, accessoirement, d'emmerder quelques touristes dégénérés.

Paul se trouve un espèce de café, un espèce de café magnifique en fait,  où la silhouette des frères Dupont en djellaba dans «Le crabe aux pinces d'or» peut se deviner.  Un café où l'alcool, la bière, le vin blanc semblent être une très certaine vue de l'esprit.

-Un thé à le menthe, Monsieur?

-Ouain... d'accord...



Paul se réchauffe et se calme tant bien que mal, les mains autour de son petit verre transparent bourré de menthe fraîche et de sucre. Beaucoup de sucre.  Trois petits carrés rectangulaires bien tassés. Devant lui sur les toits, des tonnes de coupoles paraboliques dans le bordel du souk, droit sorti des millénaires.  Un bordel inchangé.  Des tonnes de minarets qui se pointent le nez partout et au nouvel appel du muezzin, une silhouette noire parmi tous les chats errants sur les toits.



Cette silhouette s'avance très précisément comme un chat sur le toit.  Enlève ses chaussures.  Déroule un tapis de laine de chèvre.  De toutes les couleurs.   S'assied sur les genoux et front au sol, prie sous le lancinant appel du muezzin.  Devant le grand spectacle de Marrakech et devant le silence des montagnes enneigées de l'Atlas.  La silhouette de l'homme se rassied à califourchon sur les talons et demeure en receuillement.  Silencieuse.  Immobile.  Pause.

-Pause-

Et devant le visage ébloui de Paul, une sorte de longue poésie du sacré, une religion de quelque chose qui lui est totalement inconnu, une histoire séculaire qui a traversé le monde jusqu'à lui, jusqu'à maintenant, vers ce seul instant, un vol de prières lui tient lieu de compagne.  L'espace d'un thé.  D'un thé à la menthe.

D'un thé à la menthe à Marrakech...






La Cigale (La Gazelle)















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