lundi 18 mars 2013

Cannibales

Chère I.

Lettre 19


«Une chaîne alimentaire est une suite d'êtres vivants dans laquelle chacun mange des organismes de niveau trophique inférieur dans le but d'acquérir de l'énergie. Le premier maillon d'une chaîne est toujours un organisme autotrophe L'humain est souvent le dernier élément de la chaîne : c'est un superprédateur.
Dans un écosystème, les liens qui unissent les espèces sont le plus souvent d'ordre alimentaire.»
Wikipédia, 2013

«Le combat dans l'île»
Un film d'Alain Cavalier, avec Romy Schneider et Jean-Louis Trintignant, 1961



«J'aime Paul.

Je vis avec Paul.

J'attends un enfant de Paul.»

Ce n'était pas Anna, jouée par Romy Schneider qui, autrefois,  le lui avait susurré à l'oreille mais plutôt Helena, sa femme à lui.  Sa femme de tilleul frais.  Sa femme de sauge sauvage.  Sa femme à qui il avait dit «je veux être celui qui te fait un enfant.»

Les petits garçons de huit ans et demi avec leur gros cheveux ébouriffés et leur envie d'être grand faisaient craquer Helena.  De tendresse, elle se liquéfiait devant leurs airs de petits mecs.  Leur démarche qui se voulait assurée sous les cuisses de poulet et les genoux cagneux.  Helena craquait devant les petits garçons qui, malgré le regard du vainqueur, respiraient mieux au pourtour de leur papa-bouée.  Tendant au moindre bruit un peu fort leurs petites mains dans la paume des papas.  Devant les petits garçons qui regardent en coin, en silence, en secret, pleins d'une lumière éblouie partout sur leurs joues rondes et leurs yeux ronds, qui regardent leur papa-héros.


Helena, devant les petits garçons, devenait encore plus amoureuse de Paul.
Et Paul, à nouveau, a cédé à cet amour.  Doucement.  Tendrement.  En ouvrant le corsage blanc d'Helena et en aimant son ventre frais, son ventre tilleul,  son ventre sauvage. 

C'était idiot évidemment d'appeler leur fils Paul.  On aurait pu l'appeler Suzette, comme une crêpe Suzette.  Ou Citron, comme La singulière tristesse du gâteau au citron, ou Tom, comme TomBoy. Ou encore Kevin, comme le beau-frère.
«Paul, veux-tu bien arrêter un fois pour toute de dire autant de bêtises en si peu de temps.  Il n'y a aucun concours de sornettes à passer quand on devient papa, tu sais mon chéri  
Papa.  Devenir papa.  La belle affaire.  La belle histoire.  Des papas, il en avait bien connu.  Le sien en premier.  Et, dans ces moments-là,  ça ne lui donnait plus particulièrement envie.

Son papa habitait Lyon depuis vingt-trois ans et demi.  La demi compte pour quelque chose dans cette histoire.  Il habitait à Lyon, cette ville un peu ennuyante à l'allure de vieille bourgeoise en manque de cochonailles, un magnifique appartement 16ème siècle, traboules et arches gothiques au bord de la Sne, avec des bibliothèques comme des musées remplis d'ouvrages médicaux très savants.  Il y avait aussi le grand piano à queue.  Son père, une sommité médicale universitaire, jouait du piano.


«Tu sais Paul, mon fils, je crois que sans la musique, sans mon piano, je serais sans doute devenu un peu dingue.» 

«Eh ben! tu m'étonnes papa... »

Dingue. On pouvait bien dire que le père de Paul était un peu dingue...

Son père n'était globalement fasciné que par deux choses.  La chaîne alimentaire et sa deuxième femme, morte il y a quinze ans et demi.  Ou plutôt sa femme morte et la chaîne alimentaire. 
Son père s'appelait Claude. Et demi pour demi, il était veuf depuis dix-huit ans.


«Des cannibales, nous ne sommes tous que des cannibales de toute façon Paul. Du haut de notre prétentieuse chaîne alimentaire, nous nous dévorons les uns les autres.  C'est l'Homme qui devient le plus atroce, le plus féroce prédateur pour l'Homme même.»
«Bon, papa, et si on allait prendre une chope?»
«Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage» répondait le père, citant Lévi-Strauss.
«Essaies-tu vraiment de me dire que tu trouves que boire une bonne chope est une tradition barbare, papa?» 
«Boire un Bordeaux 1975 l'est certainement beaucoup moins, Paul... 


Paul étouffait dans l'appartement musée de son père et les souvenirs de Nadège, sa femme morte, une végétarienne cent pour cent crudivore, éparpillés dans le moindre recoin de la maison, avait l'heur de lui foutre la trouille et plus ou moins la nausée. Ou la nausée et plus ou moins la trouille, selon la saison et l'heure de la journée.

Nadège avait été, évidemment, pianiste de concert.  Son père, quant à lui, en avait été amoureux fou.  Comme être fou.  Et avait quitté la mère de Paul pour elle après plus ou moins vingt-cinq ans de mariage. Nadège était de dix-huit ans la cadette de Claude.  Elle avait une poitrine à damner n'importe quel médecin.  Jeune ou vieux.  Brillant ou crétin.  Du coup, la poitrine de Nadège avait fait souffrir la mère de Paul, plus qu'il ne pouvait être permis.
Mais Claude, l'immense oncologue, n'avait pas su sauver Nadège, morte précocement à seulement quarante-deux ans, dans toute la splendeur de sa généreuse chaire.

Peux t-on aimer follement une femme pour sa chaire seule?


En quoi l'expérience de la passion charnelle, suivie de l'expérience du grand deuil et de la culpabilité a t-elle amené Claude à l'obsession de la chaîne alimentaire? Et à oublier tous ses devoirs et ses envies de père?

Lyon était un peu triste en ce début de printemps.  Nul phytoplanctons dans la Saône ou dans le Rhône.  Pas de grands crustacés, de baleines bleues ou de petits rorquals communs.  Encore moins de cannibales, si ce n'est dans ce parfait bouchon lyonnais où Paul et son père ont mangé en entrée des croustillants d'andouillettes lyonnaises sauce moutarde et en plat principal une crépinette de pieds de cochon farcie aux pleurottes et persil frais, sauce vigneronne.  Arrosé de Côte du Rhône.  Son père avait bien raison, ce soir-là, ils étaient tous de misérables cannibales devant leurs grands plats de porcelaine blanche.


«Papa.  Je vais être papa»
«Ahhhhhhh.....!» se contenta de dire Claude, des tonnes de larmes plein la voix, avec au visage ce rictus si caractéristique de celui qui tente vainement de les retenir.

Lyon avait la chaire chamboulée ce soir-là.  Paul devenait tranquillement le papa de Paul.  Et pour Claude, ce veuf inconsolé devant la perte de la chaire adorée, devenant subitement grand-père, le sort des superprédateurs que sont les Hommes lui parut peut-être moins sanguinolant...

La Cigale

Ps: Et toi, quelle viande préfères-tu?

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