lundi 11 mars 2013

L'Envie

Chère I.(et J.)

Lettre 18

«Mieux vaut faire envie que pitié»
Pinchare

«Le chien tendit vers elle sa grosse tête au poil crasseux.  Elle retint sa main par crainte de la vermine.  Elle noya son regard dans le regard calmement éploré, calmement suppliant, et toute l'humanité et l'inconditionnelle bonté de l'animal docile lui remplirent les yeux de larmes, elle désira ardemment être lui...
Ladivine, Marie Ndiaye, 2012

«L'Homme a inventé la littérature pour y déposer les marques laissées par la douleur qu'il a éprouvée au moment crucial où il a pris conscience de sa condition d'homme.»
Mélodie.  Chroniques d'une passion (chant d'amour de l'auteur pour sa chienne disparue), Akira Mizubayashi, 2013

                                                                   Brigitte Bardot, Saint-Tropez, 1958


Il fait encore noir au 6, rue de la Mule noire.  Cette nuit, Paul a rêvé de son chien.  Ce n'était pas possible!  C'est à Helena qu'il devrait rêver.  Ou à son fils qu'il n'avait plus vu depuis trop longtemps.  La bonne nouvelle c'est que s'il avait rêvé, c'est qu'il avait dormi.  La mauvaise, c'est que dans son rêve, son chien était mort.

Il s'est réveillé avec au coeur un chagrin identique à son chagrin d'amour.  Un long chagrin des mauvais jours.  Un serrement des ventricules et des oreillettes cardiaques.  Un durcissement des valves mitrale et pulmonaire.  Une vasoconstriction de ses pauvres petites artères.   Un avant-goût clinquant de ce que peut être la mort.  La bonne nouvelle c'est qu'il avait encore un coeur.  La mauvaise, c'est que son chagrin d'amour ne semblait pas vouloir encore tirer sa révérence.

Au final, tout le monde ne parle toujours que de cela.  Littérature, philosophie, humanisme conjugué en cinéma, en poésies, en théâtralité de tout ordre.
Tout le monde ne parle que de la peur de mourir, plus que de la mort.  De la peur de souffrir, plus que de l'expérience de la souffrance.  Et de la douleur des  chagrins d'amour.
Tout le monde ne parle que de la mort. Parfois de la bienveillance des chiens.  Et des chagrins d'amour.

Moravia pourtant, ce maître italien absolu du décryptage des passions humaines, sexuelles ou non, charnelles ou spirituelles, jamais n'a parlé de l'envie.
Du mépris, de l'ennui, oui.  Mais pas de l'envie. Paul n'a jamais compris pourquoi on ne parlait pas de l'envie.
Pourtant elle avait bien été au coeur de sa vie avec Helena.  Cette passion si triste, qui avait sans doute participé à son désastre conjugal.

Helena a d'abord envié la beauté sublime, la beauté sublimée, déroutante, sauvageonne et tellement sensuelle de Brigitte Bardot.  Envié d'un façon telle qu'elle en devenait déplacée.  Helena n'était pourtant pas en reste avec sa beauté lumineuse.  Une belle blonde, bien en chaire, des seins ronds et solides et moirés aux aréoles de pêche.  Une taille affinée sous une coupole de hanches et de cuisses un peu trop fortes qui lui donnait une allure de femme fatale.    Une lourde mèche de cheveux fournis lui barrant le regard à la Françoise Sagan.  Cette lourde mèche au travers de laquelle tous pouvaient lire, décrypter, l'intelligence vive de son regard sur le monde.  Sur Paul.


Brigitte Bardot dans Le Mépris, un film de Jean-Luc Godard avec Michel Piccoli, d'après le roman éponyme de Moravia, 1963.

Trop souvent Paul a dû rassurer Helena sur cette fichue beauté.  Pour une femme intelligente, cette envie semblait décalée, incompréhensible.  Helena semblait prise dans une quadrature du cercle trop étroite pour son âme propre et pourtant si transparente.  Helena semblait prise dans ce qui fait partie de la courte liste, les best of seven, des sept péché capitaux. Que cachaient de failles le coeur d'Helena dans cette envie obsédante de la beauté de Bardot?

Puis Helena voulut se marier.  Dans la salle des mariages d'un beau théâtre italien.  Voulut se marier avec Paul qui ne voulait pas.  Paul ne voulait pas se marier avec Helena simplement pour lui prouver qu'elle était mieux que la Bardot. Encore moins parce qu'Helena, devant toutes ses amies qui se mariaient les unes après les autres, toutes plus ou moins dans le désir de marquer ce jour d'une aura inoubliable, mourrait encore un fois de cette détestable envie.





Mais Paul était amoureux et devant les tentatives de midinette de sa belle Helena, devant la nuisette toute blanche et longue et soyeuse qui ressemblait à s'y méprendre à une robe de mariée, devant le visage enfantin d'Helena au petit matin dans sa belle nuisette blanche, devant ses cheveux défaits, ses traits fripouillés de nuits, ses lunettes sérieuses et son journal politique et son café trop fort et trop amer,  devant  ses baisers de petit chien qu'il n'avait pas encore, Paul a craqué.  Et a épousé Helena.

Il a bien voulu guérir Helena de son envie à grand coup de sermons, de morale et de psychologie à la noix, de regarde plutôt ce que tu as, sois plus forte que cette morsure, accepte-la pour mieux la dépasser.  Il a bien voulu guérir Helena de son envie à grand coup de diététique, de massage énergétique, de yoga cosmique et de beaucoup de légumes verts.





 Mais rien n'y fit.

Cette fois, Helena voulut un enfant parce qu'elle enviait la toute puissance de la maternité, de la fertilité des autres.  Et puis cette fois encore, Helena voulut travailler parce qu'elle enviait le salaire des autres et leur bien et leur pelouse et leur maison et leur situation sociale.  Helena voulut même les amis des autres, parce qu'ils semblaient plus beaux que les siens.

Force fut de constater qu'Helena, sa fière et élégante Helena était une simple envieuse...

Paul a aimé Helena malgré son envie.  Il s'en était fait une amie et tentait de la déjouer, inlassablement, jour après jour, du mieux qu'il put.
Mais Helena est tout de même partie.  A bien quitté Paul.  Pour G.  Pour G, de qui Paul est maintenant, non pas envieux, mais jaloux.  D'une jalousie qui n'est pas une morsure, mais une véritable souffrance.

Helena a quitté Paul non pas par Ennui.  Non pas par Mépris.  Mais bien par Envie.

Envie de la vie des plus jeunes, de ceux qui ont, du moins théoriquement, la mort au trousse plus loin que plus près, d'une vie renouvelée encore pleine de possibles. 

Paul a incontestablement perdu sa bataille contre l'envie.

Et auprès du magnifique G., Helena est maintentant l'Enviée...

La Cigale

Ps: Mais pour combien de temps encore crois-tu qu'Helena sera enviée ?
















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