lundi 20 janvier 2014

(5) Saul, as-tu de l'âme?


«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»






 Saul, as-tu de l'âme?
Le Cid, Corneille 1636
1.

C'était à croire que Saul avait perdu la tête!   

Pourtant, sa tête bien soutenue par ses rhomboïdes et ses supra-épineux, se tenait relativement droite sur le cou.  Elle n'allait pas encore de travers «Mais où ai-je la tête?» égarée et seule sur les bas-côtés du chemin.  Et personne n'avait encore considéré la trépanation, ou la simple lobotomie, en traitement de choix pour les têtes en l'air.  On pouvait donc bel et bien affirmer que la tête du Docteur Saul tenait essentiellement le coup.

N'en déplaise à Ninon!  

-Saul!  Tu es complètement dingue ou quoi?  Tu ne vas tout de même pas partir dans ce froid transsibérien?  Ou bien tu es en train de devenir un véritable hyperactif totalement décompensé, ou bien on ne fait pas assez l'amour,  ou encore tu tentes d'activer à la puissance dix ta trop petite réserve de sérotonine pour ne pas sombrer dans la dépression!  C'est quoi ton problème à la fin? s'exclame Ninon, interloquée devant le look de joggeur de Saul.  Emmitouflé de pieds en cap,  Saul ouvre la lourde porte de chêne massif, laissant entrer le vent très cru de ce nouvel hiver sous la jupe de soie rose de Ninon.
«Fffffffffffffffffffffffffouuuuuuuuuuuuuuuuuuu....»
 

Ninon, en véritable Ostendaise bercée jusqu'à plus soif par le couinement des crevettes grises, le glapissement des soles de Douvres et par le pépiement d'oiseaux des printemps précoces, n'a jamais rien compris à la beauté de l'hiver.  Et à la démesure du silence de son heure bleue. 


Bleu, de Klein

Parce qu'à l'instant précis où s'étiole le jour, quelque chose du monde s'arrête enfin pour laisser vivre  tous ceux qui nous ont précédés dans la mort.  L'hiver seul pouvait leur fabriquer cette délicate maison et transmettre la vibration bleu profond de leur amour.  Pour Saul, l'hiver était le lien le plus bienveillant entre les vivants et tous les autres.  

-Mais Ninon, c'est toi, oh! ma délicieuse! qui devrait essayer de comprendre le bonheur de l'hiver!  Je pense bien que rien, sinon ton magnifique corps de grégousse, ne me rebranche les synapses et ne me lave le mésencéphale comme courir dans le grand froid! rigole Saul avant de s'engouffrer dans le nordet tout tacheté de blanc.

2.

Saul, bien ravigoté, arrive à la clinique sans retard cette fois.  Ce moment de puissance où les endorphines pétillent, donnant la curieuse et jouissive impression que nous demeurerons éternellement au-dessus de la mêlée, n'aura pas fait long feu pour le Docteur Saul.

-Solange!!!! C'est quoi ces 40 fax de demande pour des nouveaux patients vulnérables que vous avez placés sur mon bureau?  Ça va pas la tête ou quoi!

-Oui, oui... je sais, Docteur Saul! J'avais bien un peu peur de votre réaction!  Mais vous savez bien comme ils sont mal pris avec tous ces pauvres patients si malades et sans médecin!  glisse Solange, d'une voix implorante.   L'infirmière de liaison a bien pris soin de choisir ceux de notre territoire! Je crois bien que vous devrez faire encore une nouvelle fois preuve de coeur, Docteur Saul!

-Mais enfin Solange!  Je ne suis tout de même pas Mère Térésa!  Et encore moins moine bouddhiste!   Vous pouvez être certaine que je suis TRÈS à risque de burnout de compassion et de détresse empathique si on en demande trop à ce vulgaire coeur!!!!  Et puis merde, MOI AUSSI je suis vulnérable à la fin!!!!!

Le Docteur Saul s'ébroue pour chasser sa frustration.  Et sa peur.   Il rajuste sa cravate de soie marine, se lisse les tempes, cligne trois fois de ses longs cils de biche, s'humecte les lèvres, resserre la ceinture de son pantalon,  essaie de se calmer les nerfs, n'y arrive pas.  Il appelle le dossier P123123 de sa voix pathétique, celle des mauvais moments.

-Monsieur Jean T., salle C!  Monsieur Jean T. salle C!

Raison de consultation: cervicalgie aigüe 
Monsieur Jean T. arrive complètement livide dans le bureau, le cou soutenu par un collier orthopédique.  Quelque chose dans son regard dévoile sans détour la détresse.

-Bonjour monsieur T.  Mais qu'est-ce qui vous est arrivé?  Vous m'avez l'air vraiment mal en point? demande le Docteur Saul, oubliant soudainement tout le reste.  Happé tout entier par le regard de Monsieur T.

- Il y a dix jours, un soir après le souper, j'étais absolument certain de faire une crise de coeur.  J'avais une douleur intolérable irradiant partout dans mon thorax et mon bras gauche.  À l'hôpital, ils m'ont observé des heures et fait tout le rataplan cardiaque.  Ils ont vraiment cherché mais n'ont rien trouvé.  Mais j'avais toujours aussi  mal. 

-Et alors? 

-Alors, ils ont fini par m'envoyer le physiatre qui m'a examiné en deux minutes et m'a dit que la douleur, ça venait de mon cou.  Ils m'ont prescrit de la morphine, le collier cervical et bye bye à la maison!

-Mais Monsieur T., qu'est-ce qui est vraiment arrivé pour que vous soyez si mal en point?  Et votre fils, comment va-t-il lui alors? questionne Saul, se doutant que la contracture aigüe des muscles et des tendons du cou de monsieur T. venait bien d'autre chose.  Que le cou de monsieur T. parlait à lui seul le langage d'un désespoir qu'on ne peut plus contenir. 

-Le cancer... de mon fils... est... revenu... 

Le Docteur Saul, après avoir longuement écouté et entendu la détresse de ce père, se lève avec lui.  Il aide Monsieur T. à remettre son manteau.  Et, dans la proximité de la douleur de Monsieur T., le Docteur Saul prend son patient dans ses bras et lui donne la bise sur la joue droite.  Monsieur T. la lui rend sur la joue gauche. Les deux hommes se serrent, se regardent et se saluent.  Avec tendresse.  Et sans doute,  avec reconnaissance.

Le Docteur Saul a peut-être la tête ailleurs et le coeur dans les talons, rechignant trop souvent contre son devoir.  Pourtant, devant l'évidence de la souffrance, Saul, sans même s'en rendre compte,  devient un peu cet autre.  Au plus près de l'autre. Et personne, non personne ne pourra jamais le lui demander...

Saul, as-tu de l'âme?



«Dans le cerveau, l'empathie seule est un moteur sans eau qui brûle. Ce qui manque, c'est la chaleur humaine. Prendre l'autre dans ses bras est un baume qui empêche le burnout. Le cerveau pallie alors la détresse empathique.»
Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l'altruisme La force de la bienveillance, 2013

 









 


 










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