lundi 13 janvier 2014

(3) Un sérieux vague à l'âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





Un sérieux vague à l'âme



Odalisque au tambourin, Matisse 1929





1.
Ce que le docteur Saul allait faire n'était pas très raisonnable.  Parce qu'une femme très nue, ça ne se rejoint  et ne se laisse jamais à la va-vite sans un sérieux vague à l'âme.  Surtout quand c'est la sienne.  Et qu'elle est magnifique.
«Tant pis, j'en ai trop envie...»
... ... ... ...  ... ... ...

C'est ce mercredi de novembre qui avait définitivement fâché le Docteur Saul.  Ce mercredi  fade où le soleil se mourrait lamentablement «Quel salaud celui-là!» à 16 heures à peine.  Ce mercredi où chacune des secondes «1-2-3...» violentaient méthodiquement la faible chair du docteur Saul.  
Pas une seconde pour observer la construction en forme de songe des cumulonimbus.  Pas deux secondes pour détendre le spasme modéré à sévère de son trapèze gauche et celui, plus sérieux encore, de son cervelet.  Pas trois secondes pour se liquéfier  devant la langueur de cette Odalisque au tambourin et devant la couleur de sa peau, tout en impression de lumière.  Cette journée en démesure où Saul, un peu égaré, cherche une véritable solution à son cafard.
-Ninon! Et merde! Je me sauve de ma clinique une demi-heure même si je suis dans un jus  ABSOLU! J'invente n'importe quoi! Une urgence à domicile!  Un patient mourant en crise mystique! Je vais te rejoindre vite vite vite avant que tu n'abandonnes éhontément ton très misérable époux pour ta clarinette et ta tournée de jazz!  
-Docteur Saul, on peut définitivement dire que vous êtes un TRÈS gros bébé!
-Mmmmmm... mais Ninon! Une semaine, c'est vraiment trop long!!!!  Dis, tu me chanteras la Valse des Lilas pour me consoler?
Ce mercredi, plus que les autres jours, le trop récurrent besoin de consolation du Docteur Saul l'inquiète.   Tout comme cette lancinante douleur dans tous ses muscles striés et la lassitude trop lourde de ses neurones.   En ce jour sans coeur «Suis-je donc sciemment en train de m'observer devenir complètement dingue, ou quoi?» c'est la Valse des malades qui lui donne le tournis.

-Docteur Saul, Docteur Sauuuuuullll, vous avez douze patients qui ont besoin de vous voir en urgence cette semaine et toute votre cédule est bookée pour les trois prochains mois et vous n'avez plus aucune plage d'ajout de disponible et vous n'avez pas encore répondu aux quinze messages roses sur votre bureau et vous ne m'avez même pas encore donné vos prochains horaires et qu'est-ce que je fais moi alors? lui demande paniquée, sa secrétaire aux deux joues très très rouges.
- Ça vous fait vachement bien le rouge, Solange...
En ce mercredi sauvage, le Docteur Saul décide de se sauver de ses obligations trop nombreuses, en catimini,  pour rejoindre Ninon et sa chanson.

- ... Mais tous les lilas/Tous les lilas de mai/N'en finiront/N'en finiront jamais/De fair' la fête au cœur des gens qui s'aiment, s'aiment, s'aiment, s'aiment/Tant que tournera/Que tournera le temps/Jusqu'au dernier/Jusqu'au dernier printemps/Le ciel aura/Le ciel aura vingt ans/Les amoureux en auront tout autant... lui chantonne alors Ninon de sa voix grave, pleine de ces silences qui résonnent en vibrato de clarinette basse jusqu'au profond de Saul.  Sa Ninon à l'air de Valse des Lilas, toute alanguie et parfaitement nue sur le tapis écarlate de leur joli salon...


2.

 -Mais où étiez-vous donc Docteur Saul tout le monde vous cherche et vous avez eu cinq nouveaux messages et Mme F. sort de l'urgence et l'infirmière-pivot a appelé parce que vous devez ABSOLUMENT la voir en contrôle avant 48 heures et vous avez presque deux  heures d'attente à votre clinique du matin et...
-Solange, dites-moi, le yoga, est-ce que ça vous dit quelque chose? 
Le docteur Saul porte l'odeur toute sucrée du sexe de sa femme le long de sa peau en fête.  L'Amour de Ninon et son ventre et ses seins éloignent ses démons.  L'espace d'une unique minute.   Avec dans la voix (pour ceux qui ont l'oreille musicale) la mélancolie du départ de Ninon et de sa lumineuse présence,  il appelle  le dossier P567456
-Madame Paulette C. salle C! Paulette C., salle C!!!!
Raison de consultation: suivi de labos 
Docteur Saul aime bien Paulette C. et son allure de sexagénaire qui n'a aucun abonnement à la salle d'entrainement, ni au ski alpin.  Pas de Mont Sainte-Anne ni de Petite Rivière St-François pour Paulette.  Pas le sourire satisfait de ceux qui sont dans le pouvoir (somme toute très mitigé) de leur situation sociale.  Paulette est une «tout nu», pure et dure!  
-Salut Docteur Saul! Comment ça va? J'espère que mes résultats sont bons, hein, et que vous ne m'annoncerez pas de mauvaise nouvelle aujourd'hui! toussote Paulette, les doigts et les ongles roussis, le souffle court et le regard de travers.  Inquiet.
-Bah Paulette! C'est certain que c'est pas fort, votre affaire! Vous saturez à 93%, ça râle et ça ronche comme un vieux camion là-dedans, dit Saul, mi-figue mi-raisin, auscultant sa patiente.
-Je sais, je sais, ouais... Mais mes prises de sang, eux, qu'est-ce qu'elles disent?
-Bah, c'est pas terrible non plus...
-Ben Doc, arrêtez de me faire peur comme ça...
-Vos triglycérides sont absolument incontrôlables Paulette! Le sucre dans votre sang commence aussi à faire des siennes et c'est sans parler des enzymes de votre foie!  C'est certain que l'alcool et le manque d'exercice affectent directement le tout!!!!
- ....
-Mais Paulette, vous le savez bien que je ne suis pas Dieu le Père! Je n'arriverai pas à vous éviter les catastrophes si vous continuez comme ça!  Je vous l'ai tellement souvent dit, trop de cigarettes, Paulette, et trop de bières, ça mène en ligne direct «Pffffffffffffffffffffffff!!!!!» au cimetière!   
-Vous vous êtes mis à la poésie, Doc?
 -Paulette, arrêtez donc de changer de sujet!
-Docteur Saul! Je n'ai pas un sous devant moi!  Je ne vais pas au restaurant.  Je ne m'achète pas des semaines de vacances dans le Sud quand j'en ai marre.  Je n'ai pas d'amis parce que je n'ai pas le loisir de les inviter à manger dans mon minable un et demi.  Je n'ai pas eu d'enfants.  Et encore moins de mari pour m'aimer...  Je suis INCAPABLE de ne pas fumer et de boire moins de bières.... C'est trop con à dire, mais c'est vraiment tout ce qui me reste de plaisir dans l'existence, lance Paulette d'un seul trait, les yeux tout à coup remplis d'un petit liquide clair.  À peine visqueux.
Docteur Saul se tait.  Il serre la main de Paulette, chaleureusement et plus longtemps qu'il ne le faudrait. Docteur Saul assure Paulette qu'elle peut revenir n'importe quand.
Derrière la porte close de son bureau, le Docteur Saul sait qu'il n'est plus seul aujourd'hui à porter...
un sérieux vague à l'âme













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