«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore. Il a deux enfants
adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et
deux chats sans-nom. Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans
une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon
médecin de famille doit avoir à charge. Les mille et une âmes qu'il
côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan
et tendresse. Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime
du Docteur Saul...»
Casse-Noisette
Ballet-féérie
Tchaïkovski
1892
Ballet-féérie
Tchaïkovski
1892
1.
Il faudra bien que le chien Paul finisse par entendre raison!
C'en était plus qu'assez!
«Ça S-U-F-F-I-T!!!»
«Tu ferais drôlement mieux d'ouvrir grand tes deux membranes tympaniques et d'activer au plus vite tes marteaux et ta cochlée, Mademoiselle Dog, parce que sinon tu peux être certaine que tes longues oreilles toutes roses, elles finiront en purée de dinde de Noël!» menace Saul, tirant vers le haut les deux pavillons poilus du chien Paul. Ce qui lui donne une bête tête de souris. Des yeux bridés de chinois. Et une sale gueule d'enterrement...
Le chien Paul, seule toute la journée devant son néant existentiel, s'en prenait forcément à la maison; les divans, les coussins, les chaussures, les portes, les moulures de bois, mais surtout tous les fils des caisses de son.
-Mais papa! C'est tout de même génial que le chien Paul aime autant la musique non? s'exclame Lou, tentant de défendre son chien.
-Et peut-être même que ça lui permet de danser quand on n'est pas là? renchérit Valeria, solidaire de son petit frère
- Il y a plein de très petites souris, un gros méchant rat, les trois moutons frisés blancs et quelques rennes qui dansent dans le Casse-Noisette, mais pas l'ombre d'un chien à ce que je sache! rétorque Saul furieux, avant d'amener Ninon, Valeria et Lou, fous de joie, à la représentation du samedi soir et de cacher soigneusement tous les fils dans l'armoire.
«Na!!! Tant Pis pour toi!!!» fait Saul vengeur, un dernier regard lancé à la bête indomestiquée, les deux oreilles en forme de stalactite encadrant son visage «Wouf!» soudain vidé d'expression (enfin, si on peut dire!).
Saul en a sérieusement marre du chien Paul et de ses conneries. Le bestiaire magique et la multitude des tutus orange-dragée et bleu poudre-neige des Grands Ballets lui donne la nausée. Saul en marre de la musique pompeuse de Tchaïkovski «Tu-Tu-Tulututu-Tulututututuuuu-tu...» et encore plus de ce foutu merdeux temps des fêtes!
Il faudra bien que le chien Paul finisse par entendre raison!
C'en était plus qu'assez!
«Ça S-U-F-F-I-T!!!»
«Tu ferais drôlement mieux d'ouvrir grand tes deux membranes tympaniques et d'activer au plus vite tes marteaux et ta cochlée, Mademoiselle Dog, parce que sinon tu peux être certaine que tes longues oreilles toutes roses, elles finiront en purée de dinde de Noël!» menace Saul, tirant vers le haut les deux pavillons poilus du chien Paul. Ce qui lui donne une bête tête de souris. Des yeux bridés de chinois. Et une sale gueule d'enterrement...
Le chien Paul, seule toute la journée devant son néant existentiel, s'en prenait forcément à la maison; les divans, les coussins, les chaussures, les portes, les moulures de bois, mais surtout tous les fils des caisses de son.
-Mais papa! C'est tout de même génial que le chien Paul aime autant la musique non? s'exclame Lou, tentant de défendre son chien.
-Et peut-être même que ça lui permet de danser quand on n'est pas là? renchérit Valeria, solidaire de son petit frère
- Il y a plein de très petites souris, un gros méchant rat, les trois moutons frisés blancs et quelques rennes qui dansent dans le Casse-Noisette, mais pas l'ombre d'un chien à ce que je sache! rétorque Saul furieux, avant d'amener Ninon, Valeria et Lou, fous de joie, à la représentation du samedi soir et de cacher soigneusement tous les fils dans l'armoire.
«Na!!! Tant Pis pour toi!!!» fait Saul vengeur, un dernier regard lancé à la bête indomestiquée, les deux oreilles en forme de stalactite encadrant son visage «Wouf!» soudain vidé d'expression (enfin, si on peut dire!).
Saul en a sérieusement marre du chien Paul et de ses conneries. Le bestiaire magique et la multitude des tutus orange-dragée et bleu poudre-neige des Grands Ballets lui donne la nausée. Saul en marre de la musique pompeuse de Tchaïkovski «Tu-Tu-Tulututu-Tulututututuuuu-tu...» et encore plus de ce foutu merdeux temps des fêtes!
Parce que trop des patients du Docteur
Saul ont une famille absente, blessée, éclatée et se sentent encore plus
trahis et seuls.
Parce que ceux qui n'ont pas ces enfants si désirés les pleurent encore plus fort.
Parce que ceux qui sont sans amoureux ressentent encore davantage ce manque d'amour.
Et que tous, ils trainent sous le trop mince épiderme du Docteur Saul «Magie, magie, quand tu nous tiens... mon oeil!».
Et que tous, ils trainent sous le trop mince épiderme du Docteur Saul «Magie, magie, quand tu nous tiens... mon oeil!».
2.
Pourtant, dans le froid absolu de ce petit-matin à -25 degrés Celsius, quelque chose de l'enchantement de Noël vient bel et bien titiller le coeur de Saul. Sur le chemin de la clinique, en bordure du Bassin Louise, la froidure se condense sur l'eau du fleuve. La lumière violente transperce la rétine de Saul, figé devant cet horizon de cargos et de traversiers immobiles, en suspens entre le voile de brume et la fumée des longues cheminées de la papetière voisine. Le Fleuve St-Laurent ondule au travers les immenses silos du Vieux Port et la nappe mouvante des glaces blanches. Il file rejoindre la ligne parfaite que dessine tout au loin le pont de l'Île. Et sous les pas de Saul, le crissement sec de la neige glacée «criccraccriacrac» lui rappelle très exactement le bruit que fait le papier de sa table d'examen.
À chaque nouveau patient, Docteur Saul tire sur le rouleau du papier usé, le déchire de sa main gauche, le roule en boule de ses deux mains, attentif au «criccraccricrac» et le jette aux poubelles. Est-ce que Saul est vraiment le seul à écouter, au-delà du staccato des violons et de la harpe féérique du Casse-Noisette, la musique unique de son quotidien de Docteur? Est-ce que Saul est vraiment le seul à voir la beauté de ce GRAND PAS DE DEUX qu'est l'examen physique avec ses patients?
Ce 24 décembre, dans la mélodie du papier, dans le ballet des bras, des mains, des doigts, dans le tumulte de la respiration du coeur «Boumboum! Boumboum!» et des poumons «Iiiiiiiinspire! Expiiiiiiiiiiiiire» qu'il écoute dans une certaine forme de recueillement (parce qu'un coeur, ce n'est pas rien), Saul appelle les dossiers P345687 et P345688. Avec dans sa voix d'hiver, tout ce à quoi il résiste dans ces fêtes de la Nativité et du Nouvel An.
-Mme Boukakat et bébé Georgette, salle C! Mme Boukakat et bébé Georgette salle C!
Raison de consultation: température
Bébé Georgette, 66 cm à peine, est la
septième d'une grande fratrie congolaise. Sous son pyjama de cotonnade
brossée rose fushia, sa peau noisette et ses boucles crépues illuminent
le bureau de consultation fade et impersonnel du Docteur Saul.
-Mme Boukakat! Georgette est un véritable chef-d'oeuvre! s'exclame le Docteur Saul, malgré les mouvements visiblement anormaux de ses bras et de ses jambes.
-Docteur, j'ai peur! Chaque fois
qu'elle fait une peu de fièvre, après la grave pneumonie d'il y a deux
mois et tout le reste que vous connaissez bien, je deviens trop
inquiète! lui dit Mme Boukakat, avec cet accent chantant qui fait rougir de plaisir les tympans du Docteur Saul.
Docteur Saul examine méticuleusement bébé Georgette, bien assise sur les genoux de sa maman. Mme Boukakat effleure son enfant de sa grande main odorante, déployée comme un palais sur la tête de sa fille. Lui caresse le front, sans épargner une seule de ses bouclettes serrées. Mme Boukakat glisse près des deux oreilles de son bébé des perles de mots d'amour qui consolent. Fixe ses deux prunelles droit dans le fond de celles de la petite, protégeant son corps fragile avec l'immensité de son âme de mère. Bébé Georgette, tout juste six mois et déjà trop souvent meurtrie dans sa chaire par les hasards de sa petite vie, lui sourit longuement. Babille vers le Docteur Saul. Et lui tend même ses dix doigts.
Devant l'inatteignable et impossible amour de La Mère et L'Enfant malade, et dans ce regard épuré de violence, de trahison, de failles et de passions, Saul retrouve enfin NOËL, sauvé par...
Docteur Saul examine méticuleusement bébé Georgette, bien assise sur les genoux de sa maman. Mme Boukakat effleure son enfant de sa grande main odorante, déployée comme un palais sur la tête de sa fille. Lui caresse le front, sans épargner une seule de ses bouclettes serrées. Mme Boukakat glisse près des deux oreilles de son bébé des perles de mots d'amour qui consolent. Fixe ses deux prunelles droit dans le fond de celles de la petite, protégeant son corps fragile avec l'immensité de son âme de mère. Bébé Georgette, tout juste six mois et déjà trop souvent meurtrie dans sa chaire par les hasards de sa petite vie, lui sourit longuement. Babille vers le Docteur Saul. Et lui tend même ses dix doigts.
Devant l'inatteignable et impossible amour de La Mère et L'Enfant malade, et dans ce regard épuré de violence, de trahison, de failles et de passions, Saul retrouve enfin NOËL, sauvé par...
L'Âme-Noisette
... de bébé Georgette, qu'il retient longtemps dans ses trop grands bras.
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