vendredi 17 janvier 2014

(4) Ceci n'est pas une âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





Ceci n'est pas une âme

La Trahison des images
René Magritte, 1929




1.


Saul contemple, son café coulant doux-amer le long de ses papilles gustatives,  les deux chats sans-nom de Ninon. Leurs huit pattes et leurs longues queues s'enroulent en très lentes cabrioles «Miaouuuuuuuu» dans le rayon étroit de la lumière de ce matin des premières neiges.  La lumière, fragmentée en multiples parcelles de soleil par la façade toute blanche du voisin, vient rétrécir en tête d'aiguille les quatre pupilles des deux chats.  Et dorer leurs  moustaches.
Lou et Valeria dorment encore à l'étage.  Dans la poésie douce et joyeuse de ce qu'il leur reste d'enfance.  Ninon, partie pour quelques jours,  habite en plein coeur de Saul.  Le chien Paul observe d'un air dubitatif les deux chats, évitant surtout de se mêler de leur sale histoire de langue rêche.  Le chien Paul sait bien que la sienne, de langue, est plus douce et mieux faite encore pour l'amour et l'amitié.
Quant à Saul, il sait bien que la grâce ne s'achète pas.  Ni se commande.  Saul s'attarde jusqu'à plus soif aux bruits silencieux de ce petit-matin. À l'insaisissable murmure de la vie souterraine. À l'âme cachée des choses vivantes et à tout ce qui ne peut surtout pas se voir...
«Oh! putain!!!  Je pourrais mourir!  Maintenant!  Tout est parfait.....»

Les talons «bing! bang!» de Lou frappent soudain sur les vingts marches de l'escalier de pin norvégien.  Le chien Paul, sautillant en cadence parfaite sur ses deux pattes arrières, tend les deux larges pattes de devant vers son petit maitre, sa langue rose toute déroulée «WoufWoufWouf» entre sa truffe noire et ses dents pointues. 
-Papa, papa! T'as vu le Typhon aux Philippines? Moi j'aimerais vraiment ça, quand je serai grand, faire Médecins sans frontière ! s'exclame Lou, ses deux petites mains agiles sur les oreilles blondes du chien Paul.
-Ouais! Quelle super idée, mon Ti-Lou! Mais moi franchement, j'aimerais tout de même mieux faire Médecins sans horaire! marmonne Saul dans un demi-sourire, le regard soudain agité devant les deux aiguilles de sa montre marron.

Le Docteur Saul est obsédé par le temps.  Par les secondes qui résonnent «tic et tac et tic et tac» sur le chemin, plus ou moins long, vers la mort.  Et par la quête de ce qui existe véritablement sous les apparences.
«Vivant ou mort? Vrai ou pas Vrai? Pipe, pas Pipe?»
-Papa! Papa!!!! Tu es encore dans la lune et tu as encore taché ta chemise avec ton café! Regarde ça, c'est trop drôle de voir le chien devant l'ordinateur! Tu imagines, il pense que le chien qui jappe dans la vidéo est VRAIMENT là! Regarde-le! dit Lou.  Il  glisse l'écran devant ses prunelles noisettes.  Qu'est-ce qu'il est bête notre chien Paul à la fin! affirme Lou qui court en rond autour de la cuisine, le chien jappant de plus belle à ses trousses.
«Pas que le chien, mon Lou! Pas que le chien...» pense Saul.


2.


Helena, la première épouse du docteur Saul, devait être la femme idéale.  Elle en avait tous les attributs.  Et tous les charmes.  De sa prestigieuse naissance de noblionne italienne à son éternelle élégance.  Nul besoin de cursus d'anatomie pour se liquéfier devant son corps, ses lobes frontaux et pré-fontaux et la peau absolument matte de son visage.

-Je vous ai  rêvée Signorina?  Êtes-vous véritablement nichée dans mes bras? lui avait autrefois soufflé Saul, amoureux et incrédule devant la chance d’être aimé par une telle femme.

La chance du Docteur Saul avait pourtant tourné.  Et la délicieuse Helena avait fini par dévoiler une infime parcelle de son véritable visage. Celui rempli de l'ombre des êtres trop fragiles et trop tourmentés.  Le mariage de Saul fût une lamentable erreur sous le couvert de la perfection.  Et surtout, une douleur profonde.

-Papa! Papa!!! Le chien Paul a fait caca sur la moquette persane de ton bureau et les chats ont tout grafigné le cuir de ton  fauteuil
-Et merde...  Et re-merde! Et moi qui suis déjà en retard!  s’exclame Saul, un dernier regard sur sa montre, l'effluve malodorante de la crotte du chien Paul le ramenant illico au moment présent.

Le docteur Saul arrive à sa clinique du matin avec 24 misérables minutes et des poussières de secondes de retard.  Le pas-de-deux des chats est déjà à des années-lumière.  Solange, la secrétaire, est dangereusement rouge tomate. Saul remonte ses lunettes le long de l'arrête de son nez, inquiet des relents de la crotte du chien Paul sur ses vêtements.  La tache de café n'a pas été enlevée.  Le sarrau blanc amidonné fait figure de paratonnerre.  Et de cuirasse. Docteur Saul ouvre le dossier P333333.

-Madame Ludivine G., salle C!  Madame Ludivine G. salle C!


Raison de consultation: verrue plantaire 
-Docteur, Docteur, comme je suis contente d'enfin pouvoir voir quelqu'un qui va régler mes problèmes de verrues! J'ai TOUT essayé!!! raconte le souffle court, Mme Ludivine «clicclacclicclac» boîtant du haut de ses vertigineuses bottes noires à talons hauts.  À moitié élégante.
-Je vous en prie Madame.  Enlevez vos bottes et venez vous assoir, on va regarder tout ça de près!
-Je ne peux même plus marcher Docteur, tellement je souffre! L'heure est grave! Parfois je me dis même que j'ai le cancer des pieds!  Aidez-moi au plus vite!!!
Docteur Saul ajuste ses lunettes et dirige le fort faisceau de la lampe chirurgicale sur les pieds dénudés de Mme L.
-Ohlalalala!  Mme Ludivine! Vos pieds, il faut arrêter de les maltraiter comme ça! Vous êtes remplies de mauvaises cornes, d'oignions douloureux, vos verrues ne sont pas des verrues mais bien des cors aux pieds! Il vous faudra des orthèses plantaires au plus vite!  Et vous savez quoi, tout ça c'est c'est parce que vous êtes mal chaussée!  Les talons hauts, Mme Ludivine, c'est très joli mais faut vraiment voir ce que cela vous fait en dessous....
Mme Ludivine, ostensiblement insultée, repart avec ses talons claquant dans le corridor «clicclacclicclac» de la clinique.  Docteur Saul ne peut que constater, une fois de plus, l'irrévérencieuse trahison des apparences. Et que, une nouvelle fois...
Ceci n'est pas une âme
... qui a su trouver chaussure à son pied!!!!!

   










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