dimanche 26 janvier 2014

(7) Une nouvelle âme

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»





Une nouvelle âme
 




1.


«Bon! Puisqu'il le faut... »

«Debout! Bouge!Allez!»

           «Hop!!!»
         
            ...

 
Ninon, une Gitane à peine en équilibre dans le coin de sa grande bouche,  attache ses dormeuses de perles.  Ses deux mains levées viennent dévoiler  un mince liséré de chair pâle, en diagonal entre l'avant de l'épaule et le creux de l'aisselle.  La chair de Ninon joue à cache-cache  avec le boléro de fine laine noire et la robe de soie grise.  L'odeur obsédante de Coco Mademoiselle, trainant profond dans le décolleté très nu de sa robe mordorée  «mmmmmmmmmmmm...»,  fait chavirer Saul.

Et tue ce qui lui reste de résistance...

-C'est bien parce que tu es magnifique que je me lève pour ce réveillon du Nouvel An! Tu sais toujours trouver les meilleurs arguments, ma chérie, je ne comprends vraiment pas comment tu t'y prends à la fin! glousse Saul, enlaçant par derrière la taille de son épouse au miroir «Cause you've touched her perfect body/with your miiiiiiind...» chantonne-t-il, les yeux rivés sur le corps de Ninon,  Leonard Cohen derrière lui.
-Disons qu'avec un mari aussi adorablement névrosé, il est plus que préférable d'avoir le Grand Art de savoir clouer le bec et d'éviter toute forme de contre-argumentation! ajoute Ninon, qui se retourne  pour déposer ses lèvres sur celles de Saul.  Évidemment, je ne veux plus rien entendre de vos défaites pour ne pas aller fêter, Docteur Saul!  Sinon, je vous laisse geindre seul dans notre vaste lit sans l'ombre de ma présence! ajoute-t-elle, toute parée de beauté, de sa crinière châtain au bout de ses hauts escarpins.

...

«... Alors, allons-y!»


2.

Pour Saul, chacune des secondes scandées «dix-neuf-huit-sept-six-cinq-quatre-trois-deux... UN...!» marquent encore davantage ce salopard de temps qui passe.  Tout ce qu'il n'a pas réalisé.  Tout ce qu'il a échoué.  Ses tempes grises et ses érections trop souvent douteuses. 
Sa lumineuse Ninon s'en fout.  Tout comme elle se fout des grisailles de son époux.  Ninon ne s'occupe que de la fête et de sa musique,  peu en importe le temps arbitraire, sa flute de champagne bien mousseux dans la main droite.   Irrésistiblement Libre.  Et se gorge de la chaleur bien réelle de l'amour et de l'amitié  «Le reste, vraiment, c'est des conneries Saul! Tu devrais bien le savoir, non?».

Sous sa chemise de flanelle à carreaux rouges et noirs, Saul tente de faire Bella Figura malgré la sueur, et de survivre au bond soudain « Bop!» dans ce nouveau futur beaucoup trop proche qui le bouscule.
«... BONNE ANNÉEEEEEEEEEE!!!»

...

-Saullll! Mais c'est toi? Tu me reconnais? Je n'en crois pas mes yeux!
-Juliette? Juliette... c'est bien toi? Ah ben dis-donc, ça c'est incroyable! Mais qu'est-ce que tu fais ici? s'exclame Saul, projeté soudain «Bing!Bang!» dans son passé très antérieur, au moment précis où sonne minuit et le début de la nouvelle année. Ninon est déjà sur la piste de danse, les Rita Mitsouko affolant ses longues jambes.
-Tu veux un whisky Saul? Tu n'as vraiment pas l'air bien tout à coup! Tu es livide! dit Juliette qui se sert  aussi.
-Juliette... marmonne Saul, avalant d'une seule rasade son whisky Glenfiddich beaucoup trop fort. 
-Je ne suis pas sure que nous devrions trinquer à quelque chose ce soir, hein Saul? J'imagine que tu te sens un peu coupable, là,  tout à coup, non? Et ce serait à peu-près le temps mon petit Docteur! Parce que tu m'en as fait drôlement baver autrefois, sur les bancs de la fac de médecine...  J'imagine que tu te souviens bien? insiste Juliette, le ton de sa voix de plus en plus menaçant, remplissant une nouvelle fois leur verre.
-Mais Juliette... c'est de l'histoire ancienne tout ça....
-Il n'y a pas de mais, Mister Zigoto! Nous devions même emménager ensemble, de ça tu te rappelles sans doute? J'avais abandonné mes projets de résidence en psychiatrie pour te suivre dans le fond de l'Abitibi, où tu venais d'avoir un poste à l'urgence!  J'avais tout déménagé, toute seule, et fait la longue route sous la tempête de neige.  Traverser l'interminable Parc de la Verandrye.  Pour trouver quoi? Pour trouver qui? hurle maintenant Juliette, désinhibée par trop d'alcool et furieuse devant l'air de poule mouillée de Saul.  Pour te trouver TOIIIIIII, ESPÈCE de CONNARD, au lit avec ma meilleure COPINEEEEEE!!!!!! crie Juliette, lui lançant le restant de son verre au visage.

3.

«Et merde... c'est plus qu'un faux bond qu'il me fait ce foutu coeur...» pense Saul, du whisky plein les cheveux, son passé minable largué en pleine gueule.  Il dépose sa main gauche sur son thorax qui se sert de façon spasmodique.  La douleur irradie, lancinante, jusqu'à sa gorge et tout le long de son bras gauche.  Saul commence à respirer difficilement, la douleur l'étreignant de plus en plus fort.  
«Mais c'est pas vrai...»

Juliette, hystérique,  est amenée au deuxième étage.  Les éclats de verre sont ramassés rapidement.  On s'attroupe autour de Saul, étendu au sol.  
-Qu'est-ce qui se passe ici à la fin? Saul, tu n'as pas l'air bien! Vite, le téléphone, j'appelle l'ambulance! assure Ninon.

La douleur s'éloigne tout aussi vite.  Dans les bras de Ninon, Saul s'apaise.  Il se dit que de tous les Nouvel An de sa vie,  c'est celui qui a le plus merdé.  Que rester au lit aurait sans doute été la meilleure option.   Il se dit que son coeur est encore plus pourri qu'il ne le pensait.  Et il n'en est même pas si étonné.

Mais ce soir, malgré les détraques de ses artères coronariennes, malgré la trahison faite autrefois à Juliette, malgré ses inconduites impardonnées,   il n'y aura 

aucune raison de consultation.

Et qu'à défaut d'un nouveau coeur, d'un passé impossible à rabibocher, tout ce qu'il pouvait faire était de se fabriquer 

une nouvelle âme

Et prier (très fort) pour le reste.... 

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