samedi 4 janvier 2014

(1) Elle est une âme amoureuse

«Le Docteur Saul a une femme, Ninon, qu'il adore.  Il a deux enfants adolescents, Valeria et Lou, d'un précédent mariage, un chien Paul et deux chats sans-nom.  Pourtant, cet homme intranquille se retrouve dans une forme douloureuse de vertige devant les mille âmes que tout bon médecin de famille doit avoir à charge.  Les mille et une âmes qu'il côtoie, jours après jours, avec exaspération, tristesse, retenue, élan et tendresse.  Mille et une âmes qui se feront l'écho du destin intime du Docteur Saul...»




Elle est une âme amoureuse

Cinq femmes et deux chats Alfred Pellan
  

1.
Ninon, la femme du Docteur Saul, aime lui faire l'amour.  Peut-être plus encore que jazzer sa clarinette.  Peut-être encore plus que les films de Woody Allen ou les romans de Véronique Ovaldé.   Plus que leur chien Paul et que leurs deux chats qui n'ont pas de nom.  Pour Ninon, vivre sans nom est la forme la plus aigue de la liberté.  Dans leur chambre blanche qui laisse un peu respirer l'âme intranquille de Saul, Ninon nage nue dans le regard de désir de son mari. 
- Saul... Saul... comme je t'aime... chuchote à peine Ninon, de sa voix de contre-alto grave et profonde, sa voix rauque de Gitanes, sa main droite caressant lentement le ventre de Saul.
Devant la beauté lilas et bleue du corps de sa femme, Saul ne résiste pas. Il glisse ses prunelles le long de la nuque déliée de Ninon.  Quelques perles de la sueur de sa femme tache ses paumes. Les cuisses de Ninon sont aussi chaudes et profondes que sa voix. 
-Tu es magnifique ma Ninon, ma femme adorée...
Saul sait que Ninon est sa seule force.  Sa bénédiction.  Que sans le chien Paul, les deux chats sans-nom, que sans Valeria et Lou, ses deux enfants adolescents de son premier mariage avec Helena, il ne serait sans doute qu'une espèce de colonne-dorsale sans échine. Un tas de muscles et de chaire  sans fluide.  Sans lymphe.  Un simple corps sans âme...  Saul sait bien que sans ce cocon de tendresse infinie, il ne serait rien.  Il sait que son bonheur ne tient qu'à un fil.  Un fil dont il ne peut tenir le bout.
«Et merde, qu'est-ce qui lui a pris à ce God de nous faire une vie comme ça, putain?...»
se demande souvent Saul, les sourcils en accent circonflexe, assis jours après jours devant ses mille et un patients affamés, assoiffés de quelque chose qu'il n'arrive pas à leur donner.  Ses patients qui lui donnent si souvent la nausée.  Et le vertige.
«Iiiiiiiiiiiinspire-Expiiiiiiiiiiiiiiiire-Iiiiiiiiiinspire-Expiiiiiiiiiiiiiiiire...» se répète-t-il comme un mantra complètement inutile devant la salle pleine à craquer. Saul masse maladroitement son trapèze gauche. «Allez petites épaules, vous pouvez y arriver.  On en descend une et hop! On en descend une autre! Hop, hop!  Voilàààààà.... très bien!!!!» 
Saul respire trois secondes.  À peine plus de quatre, «1-2-3-4», Ninon imprimé dans son cerveau.
2.
- Ce ne sera pas oui, ni non, docteur Saul! Lui avait-elle répondu en riant quand, il y a cinq ans, il lui avait demandé si elle lui prêterait un peu de son coeur, en retour de son élan amoureux.  Saul avait été quitté par Helena, sa première femme. Et puis Ninon avait été une évidence qui avait fait craquer toutes les défenses du maladroit Saul, ses lunettes de myope pendant au bout de son trop long nez.
-Si je m'étais appelée Pénélope, je t'aurais peut-être attendu mille ans! Si cela avait été Maria, comme la Callas, je t'aurais chanté que l'amour est enfant de bohème! Mais je m'appelle Ninon, mon pauvre docteur Saul... Alors, commence donc par m'embrasser et puis pour le reste, on verra bien.... 
-Alors d'accord, vient ma délicieuse petite ni-oui-ni-non, je te ferai bien changer d'idées! T'inquiète! Les docteurs ont plus de mille et un trucs dans leur trousse... avait dit Saul, enlaçant les épaules souples de Ninon.  Il avait glissé les pulpes de ses doigts sous son col-roulé de laine rêche.  Et ils avaient brulés.

Le docteur Saul s'ébroue, très exactement comme le chien Paul,  pour chasser Ninon de ses neurotransmetteurs.  Saul ajuste son sarrau blanc parfaitement propre «crac-crac-crac».  «Qu'est-ce que tu es vieux jeux tout de même Saul avec tes foutus sarraus trop raides! Et en plus, c'est moi qui s'y colle et qui doit toujours les repasser et les amidonner! Je déteste vraiment être la femme du Docteur!!!» lui souffle trop souvent sa Ninon, à peine moqueuse.  Saul relève ses lunettes rondes, entre son index gauche (Saul est gaucher) et la base de son nez, ouvre le dossier numéro P900230546. 

- Mme F. salle C!  Mme F., salle C. appelle-t-il d'une voix soudain claire et assurée.  Une voix qui chaque fois, le surprend.
Raison de Consultation: Insomnie
Mme F. arrive avec dans le visage, toute la tristesse du monde.  C'est tout bête d'écrire ça.  Mais quand toute la tristesse du monde ouvre la porte un lundi matin, 8:43 minutes, ça résonne partout.  Du bout des cheveux jusqu'au bout des dix orteils.   «Blingggggggggggggggg!!!!!!!»  Cette espèce de tristesse, terne et sans écho, le docteur Saul tout de suite la reconnait.  C'est bien celle qui lui a plombé les baskets pendant si longtemps.
-Alors Mme F., mais qu'est-ce qui se passe pour vous ? Pourquoi ne dormez vous pas bien?
-Mon mari m'a quitté... Ça fait cinq mois.  J'essaie de me divertir, je joue aux cartes avec mes voisines, par chance qu'il y a mon fils adolescent mais je n'y arrive pas.... je n'y arrive pas....
-Et c'est quoi qui est le plus difficile pour vous dans cette rupture, alors? Qu'est-ce qui vous fait le plus de chagrin? Est-ce que c'est la solitude? Est-ce que c'est le sentiment d'avoir été trahie? Est-ce que ce sont les soucis financiers?
- ... Mais... Non... Vous savez mon mari, c'était un bon mari.  Un homme bon.  Ça ne veut rien dire qu'il soit parti avec une autre.  Nous avons pourtant vécu heureux pendant quinze ans.  Mon mari...  Je l'aimais... Je l'aimais, tout simplement...
«Et merde.....» pense Saul, devant Mme F., démolie de larmes et de cernes hortensias, toutes les insomnies du monde marquées sur son visage tendu.
Le docteur Saul n'a pas grand-chose dans sa trousse pour panser sa tristesse, en ce lundi froid, ce lundi matin sans manière ni élégance.  
Pas de médicament.
Pas de drainage d'abcès.
Pas d'inflitration.
Rien...
Parce qu'il n'existe aucun remède pour Mme F. 
Elle est une âme amoureuse  







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